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notre côté, ne me parut occupé que du comte de la Blanche-Épine et de son attaché, envers lesquels il déployait une amabilité charmante, le capitaine ayant eu l’idée de questionner notre hôte sur certaines particularités qui l’avaient frappé, reçut de lui une de ces réponses étourdissantes qui démontent un homme et le réduisent à létat de zéro. Sous ce coup de massue auquel il ne s’attendait pas, le chef de la Commission péruvienne baissa la tête, tandis que son rival, que je ne perdais pas de vue, laissait errer sur ses lèvres un sourire narquois. Le repas fini et les grâces dites, maître et serviteurs tournèrent le dos au capitaine que l’étonnement semblait avoir changé en statue. En entrant dans notre logement commun, l’infortuné me demanda si je savais à quel motif attribuer la froideur qu’on lui témoignait.

« Je ne puis le savoir au juste, lui répondis-je, mais je l’attribue à la conversation qu’auront eue ensemble cette après-dînée le comte de la Blanche-Épine et le vénérable prieur. Ce dernier nous ayant vu arriver ici dans un accoutrement de mardi gras, se sera probablement informé à votre compétiteur de nos noms, prénoms, qualités, et le noble monsieur, en répondant aux questions du saint homme, n’aura pas manqué de nous habiller de la tête aux pieds. Avez-vous oublié la soirée d’hier et le Yankee mécanicien ? »

Ici le capitaine de frégate, pour épancher le flot de bile qui lui vint à la gorge, accumula sur la tête de son rival toutes les épithètes caractéristiques que le vocabulaire espagnol, si riche en ce genre, put lui fournir.

« Si je le tuais un peu pour lui apprendre à vivre ! » exclama-t-il en manière de conclusion.

Comme je savais mon compagnon trop catholique et trop bien élevé pour charger sa conscience d’un homicide, je souris à son innocente fanfaronnade et l’engageai puisque nous n’avions ni jeu d’échecs, ni dominos pour occuper notre soirée, à tendre notre moustiquaire, à nous coucher et à dormir de notre mieux. Il dédaigna de me répondre ; mais je le vis faire aussitôt sa toilette de nuit, qui consistait à défaire trois boutons de son spencer et à retirer sa chaussure. Un moment après, l’immobilité de son corps et la régularité de son souffle m’annonçaient qu’il voyageait en esprit dans l’empire des songes.

Zéphyrin, charpentier et organiste de Sarayacu.

Le lendemain deux religieux franciscains arrivèrent à la Mission. Partis du collége d’Ocopa, ils avaient traversé la Sierra, s’étaient embarqués au Pozuzo où les attendaient une pirogue et des rameurs envoyés par le révérend Plaza ; et descendant la rivière Pachitea jusqu’à sa jonction avec l’Hucayali, ils avaient suivi celle-ci jusqu’à Sarayacu[1]. Tous deux étaient Italiens. Ils racontèrent leur odyssée où les piqûres des moustiques jouaient le plus grand rôle.

Quelques minutes de conversation avec les nouveaux venus nous suffirent pour comprendre que nous avions à faire à des cœurs simples et à des cerveaux primitifs. Après le dîner, le prieur eut avec eux une conférence secrète. Tout en les instruisant de ce qui nous était relatif, il dut leur tracer une règle de conduite vis-à-vis du chef de la Commission péruvienne, car dans la même journée, celui-ci les ayant abordés pour les féliciter sur leur arrivée, ils lui tournèrent impoliment le dos. Le capitaine rentra dans sa cellule exaspéré par ce nouvel affront.

L’énumération des avanies que le malheureux essuya pendant son séjour à Sarayacu ferait longueur dans ce récit et ne pourrait que réveiller en lui des souvenirs amers si ces lignes venaient à tomber sous ses yeux. Aussi la passerons-nous sous silence. Contentons-nous de dire que le dédain glacial des religieux à l’égard de notre compagnon fut dépassé par la morgue des serviteurs, qui, pour faire preuve de zèle, s’abstinrent de lui rendre les légers services qu’il put réclamer d’eux. Écrasé par l’attitude superbe qu’avait pris son rival, rudoyé par les moines, raillé par leurs valets, tourné en ridicule par les femmes de la Mission qui, en raison de sa maigreur phénoménale, l’avaient surnommé Isiato iquipo — singe écorché, — le capitaine souffrit comme Mummol, et sa situation eût attendri des pierres s’il s’en fût trouvé à

  1. C’est, comme nous l’avons dit ailleurs, la voie que suivent d’habitude les religieux qui vont et viennent du couvent d’Ocopa à la Mission de Sarayacu.