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situation que l’énergie de ses vingt-trois ans et les promesses que les pères Girbal et Marques lui avaient faites en le quittant, de lui envoyer d’Ocopa des moines de leur ordre pour prendre part à ses travaux, des outils, des semences et des provisions pour pourvoir à sa subsistance.

Trois ans s’écoulèrent pendant lesquels le révérend Plaza reçut du couvent d’Ocopa les secours que les pères Girbal et Marques lui avaient promis. Toutefois aucun religieux ne vint partager sa solitude. La Mission de Sarayacu et ses annexes, étaient pacifiées et tous les néophytes si bien rentrés dans le devoir, que leur jeune prieur fier du succès de son œuvre, crut devoir écrire au père gardien d’Ocopa pour le prier d’envoyer un religieux de l’ordre s’assurer de visu de l’état florissant des Missions de l’Ucayali. Le père Luis Colomer fut chargé de cette vérification. Il vint à Sarayacu et put apprécier l’ordre et la régularité avec lesquels fonctionnaient les divers rouages de la machine. Après avoir constaté les effets, il voulut remonter aux causes et demanda naïvement à son frère en religion, par quel moyen il avait obtenu ce beau résultat. — « C’est mon secret » — répondit le jeune homme avec ce sourire empreint de finesse, de bienveillance et d’ironie qu’il conservait encore dans sa vieillesse. Le père Luis Colomer respecta le secret de son collègue et de retour à Ocopa fit un rapport élogieux sur l’état des Missions et les capacités administratives de leur directeur.

Cinquante et un ans après cette visite du père Colomer, à l’époque où nous connûmes le révérend Plaza, il ne faisait plus un mystère du moyen par lui mis en œuvre pour pacifier les Missions de l’Ucayali et obtenir des néophytes une obéissance passive. Quelques lignes extraites de ses confidences personnelles à ce sujet, expliqueront son mode de gouvernement, d’ailleurs assez simple.

« Quand je vins m’établir à Sarayacu, nous disait-il, la polygamie était encore en usage chez les Néophytes. Certains d’entre eux avaient jusqu’à cinq femmes. Par ce relâchement des mœurs, tu peux juger de ce qu’était le reste. Pour remédier à cet état de choses, j’eus recours sur-le-champ au nerf de lamantin, aux menottes et aux entraves. Je frappai moi-même fort et longtemps. Vingt-cinq coups pour une faute ; cinquante pour la récidive. Dieu m’inspirait ! au bout d’un an de ce régime, mes Indiens étaient devenus doux comme des moutons.

Femmes de Sarayacu en costume d’intérieur.

« En les menant ainsi à la baguette je savais parfaitement que je risquais ma vie ; aussi me tenais-je sur le qui-vive. J’avais dans un coin de ma cellule du charbon pilé, un sac d’Indien, un arc, des flèches et une sarbacane. Comme les Indiens n’attaquent jamais que la nuit, au moindre bruit que j’entendais, je sautais à bas de ma couche, je me noircissais le visage avec le charbon, je revêtais le sac, prenais en main l’arc, les flèches et la sarbacane et passais ainsi déguisé au milieu des assaillants qui dans l’obscurité, m’eussent pris pour un des leurs. Une fois dans la forêt, je marchais entre le Nord et l’Ouest jusqu’à ce que j’eusse atteint les Missions du Huallaga. La sarbacane m’eût procuré de quoi vivre en route. L’arc et les flèches m’eussent servi à me défendre contre les animaux féroces. »

Cet extrait des confidences du révérend Plaza, que nous relevons aujourd’hui sur le livret ad hoc, où nous les consignions à la fin de chaque journée, peuvent donner avec le secret de ses procédés administratifs, une idée de la trempe vigoureuse de sa nature.

Chaque fois que la conversation tombait sur ce sujet, et souvent nous l’y amenâmes sans que nul s’en doutât, l’œil du vieillard s’animait et lançait des éclairs, une ardeur généreuse empourprait son visage et, s’agitant sur sa chaise curule, faisait claquer ses doigts comme des castagnettes en souvenir du temps passé.

Mais revenons à notre histoire.

Le rapport du père Colomer sur l’état des Missions de l’Ucayali, détermina le prieur d’Ocopa à envoyer au révérend Plaza de nouveaux subsides et un renfort de six religieux pour l’aider dans son œuvre. Ces religieux, répartis dans diverses Missions de l’Ucayali, y restèrent jusqu’en 1821, où les luttes politiques dont l’Amérique espagnole était alors le théâtre, amenèrent leur dispersion.