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qu’on prendrait à première vue pour le garde-manger de Gargantua. C’est la cellule du révérend prieur. La toile substituée à la vitre a l’avantage de laisser pénétrer l’air dans ce local, et son exiguité permet à celui qui l’habite de compter d’un coup d’œil tous les moustiques qui s’y sont introduits et d’en faire prompte justice.

Ce côté du couvent est terminé par un petit enclos bordé d’une grille en bois noir. Au centre s’élève un arbre de la famille des Jasminées, un Melia Azedarach, vulgairement appelé lilas des Indes[1], dont le feuillage en parasol donne une ombre très-appréciable sous ce climat brûlant. Un banc de bois, dont la teinte et le poli indiquent un long usage, est scellé au mur extérieur du couvent. C’est dans cet enclos, sous ce lilas que nous avions nommé l’arbre de Cracovie[2], et sur ce banc de bois, que les religieux viennent chaque jour, de quatre heures à six, humer l’air frais du soir et s’entretenir de choses innocentes. Un fauteuil destiné au prieur est placé de façon à ce que le vieillard puisse embrasser dans toute leur longueur les couloirs latéraux, et voir l’individu qui entre ou sort de sa cellule.

L’arbre de Cracovie.

Le couloir, situé à gauche du réfectoire, aboutit par un espace découvert et bordé de murs en pisé à la sacristie, qui communique avec l’église. Cette église, placée sous l’invocation de l’Immaculée Conception, patronne de Sarayacu, et dont la masse forme retour d’équerre avec le couvent, se compose d’une nef et de deux chapelles. Quatre baies sans fenêtres, deux au levant, deux au couchant, sont pratiquées dans ses murs et permettent aux vents de sud et d’est-nord-est de circuler librement dans l’intérieur du vaisseau. Les grands et moyens ducs des environs, les effraies, les hiboux, les chouettes et les chauves-souris profitent de ces baies ouvertes depuis l’année 1791 pour s’introduire nuitamment dans l’église, s’accrocher à la lampe du chœur, en éteindre la mèche d’un coup d’aile, et pomper avidement l’huile de lamentin qu’on y brûle à défaut d’huile parfumée. Plus d’une fois, par une nuit de lune, à l’heure ou tout dormait dans le couvent, il nous est arrivé de nous mettre à l’affût et, d’un coup de balai lancé d’une main sûre, d’étourdir au passage un de ces oiseaux sacriléges.

Si ces baies toujours ouvertes ont l’inconvénient de laisser passer le vent, la pluie et la vorace légion des

  1. Des graines de cet arbre, originaire des Indes-Orientales et acclimaté en plein air dans l’ouest et le midi de la France, où il porte le nom de Lilas de Chine, avaient dû être apportées à Sarayacu par les premiers missionnaires. C’est le seul échantillon de son espèce que nous ayons trouvé en Amérique.
  2. Par allusion à ce marronnier du Palais-Royal sous lequel se réunissaient, à l’époque des guerres de la Pologne, les gazetiers, les agioteurs et les amateurs de nouvelles.