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San Francisco et pour les besoins du couvent. Il est vrai que cette récolte est ordinairement si piètre, et la dîme qu’on en retire si peu de chose, que le couvent ferait maigre chère s’il n’avait, avec les produits de ses propres plantations, la ressource de ses pourvoyeurs quotidiens.

Ces pourvoyeurs ou mitayas, au nombre de quatre, sont chargés pendant une semaine, et l’expiration de laquelle d’autres néophytes les remplacent, d’approvisionner de viande, de gibier, de poisson, la table du prieur. Chaque jour, chasseurs et pêcheurs partent avant le lever du soleil : deux sont armés de sarbacanes, d’arcs et de flèches, et vont battre les bois ; deux autres sont munis de harpons et de hameçons, et vont pêcher dans la rivière Ucayali ou dans les lacs voisins. Au coucher du soleil, ils reviennent à la Mission, baisent la main du révérend prieur et lui remettent le produit de leur excursion.

Si la capture est belle ou le butin considérable, le majordome, sur un signe du révérend, verse à chaque homme un verre de tafia ; mais si le poisson n’est encore qu’à l’état de fretin, que le quadrupède et les oiseaux soient maigres, les pourvoyeurs sont congédiés avec la formule sacramentelle : Andanse con Dios — allez avec Dieu ; — et rentrent chez eux pour s’y délasser des fatigues de la journée.

Le mode de défrichement accoutumé par les néophytes de Sarayacu est le même que celui de leurs frères barbares de l’Ucayali. Comme ces derniers, ils abattent un pan de forêt, laissent sécher quelque temps le feuillage et les troncs coupés, puis y mettent le feu. L’omoplate d’un lamantin emmanché d’une perche leur sert de bêche pour remuer et niveler les cendres fertilisantes éparses sur le sol. Après ce travail préparatoire, ils n’ont plus qu’à confier à la terre la bouture, l’éclat, la bulbe et le grain, en lui laissant le soin de les faire germer, croître, fleurir et fructifier. Ici, la tâche des hommes est terminée. Le binage et le sarclage de la plantation, la récolte de ses produits et leur transport au logis concernent exclusivement les femmes.

Tout système d’irrigation est ignoré de ces cultivateurs, par cela même qu’il est inutile. L’exsudation des bois environnants, l’abondance de la rosée et les nombreuses sources qui circulent sous ce sol d’alluvion y entretiennent une humidité telle, qu’à six pouces de profondeur on trouve le sable mouillé.

Les arbres des tropiques sont là dans leur véritable patrie ; mais ceux des climats tempérés[1], et notamment les arbres fruitiers, s’étiolent promptement et ne tardent pas à mourir, épuisés par les brûlantes effluves d’une terre au-dessus de laquelle plane incessamment ce brouillard lumineux qu’on voit chez nous flotter à la cime des blés durant la canicule.

On ne trouve dans le village ou dans les plantations qui l’avoisinent aucun arbre fruitier des régions tropicales d’une certaine corpulence, par la raison que, les coutumes barbares du passé prévalant chez les néophytes sur leur éducation chrétienne, ils coupent en cachette, à la mort d’un des leurs, les arbres que celui-ci planta pendant sa vie. C’est ainsi que des espèces introduites par les premiers missionnaires, et parfaitement acclimatées, le corossolier, le sapotilier, le mangotier, le jacquier, le cirouellier, le goyavier, le tamarin, l’avocatier, l’arbre à pain, ont disparu de la localité ou y sont devenus fort rares. Le christianisme, qui établit une communion si touchante entre le souvenir des morts et la mémoire des vivants, n’a pu, jusqu’à cette heure, déraciner les habitudes brutales du sauvage ; l’ancien barbare de l’Ucayali reparaît toujours sous le catholique moderne.

La disparition ou la rareté des arbres à fruits dont nous venons de donner la liste est compensée, à Sarayacu, par une abondance phénoménale d’ananas de moyenne grosseur, mais d’un parfum et d’un goût exquis. Les oranges, ces pommes au boisseau du nouveau monde, y sont de qualité excellente, et les ingas, ces haricots d’ébène enveloppés d’une ouate sucrée, s’y montrent sous toutes les formes. Nous avons compté treize variétés de cette légumineuse mimosée.

Comme leurs frères du désert, les colons de Sarayacu ont peu de penchant pour l’agriculture, et la bêche locale leur semble lourde à remuer. La plupart d’entre eux s’accoutumeraient volontiers à vivre de chasse et de pêche, c’est-à-dire à vaguer sans but du matin au soir, si le manioc, dont ils fabriquent leur mazoto ou boisson journalière, et la canne à sucre qui leur procure du tafia, croissaient sans culture ; mais ces deux plantes exigent quelques soins, et ces soins retiennent forcément à Sarayacu des époux et des pères qu’un instinct de vagabondage tend sans cesse à entraîner loin de la Mission. De là l’obligation qui leur est imposée d’entretenir sur pied une plantation ; de là encore cette précaution du prieur de mettre un cadenas aux pirogues du port, afin qu’aucun des néophytes ne puisse s’absenter sans son autorisation préalable.

Malgré la répugnance du chef de la Mission à délivrer à ses administrés des permis de congé, il est des circonstances exceptionnelles auxquelles il est forcé d’avoir égard. La ponte des tortues et leur virement, la pêche annuelle du lamantin et du pira-rocou sont de ce nombre. Devant la nécessité alléguée par les néophytes de s’approvisionner de vivres, le prieur accorde donc

  1. Des pruniers et des cerisiers du Chili, des poiriers et des pêchers du Pérou, plantés à Sarayacu, n’ont pu y réussir. La vigne, qu’on avait tenté d’y acclimater, produisit la première année un raisin très-sucré, puis, livrée à elle-même, ne donna les années suivantes que de grêles sarments. Le blé semé ne rendit que du chaume. La pomme de terre, après avoir produit quelques tubercules la première année, ne donna la seconde qu’une touffe de chevelus. Les plantes potagères d’Europe, choux, choux-fleurs, laitues, y végètent languissamment et ne produisent pas de graines. L’ail et l’oignon n’y donnent que de maigres caïeux. La variété du haricot d’Espagne (phaseolus Judia), naturalisée au Pérou depuis trois siècles, a singulièrement dégénéré à Sarayacu, bien qu’elle y soit restée assez productive. En revanche, le maïs, le riz, le tabac, le coton, le manioc, le café, le cacao, la canne à sucre, le bananier, l’arachide, la patate douce, etc., soumis à une culture réglée, y donnent d’excellents produits.