Page:Le Tour du monde - 11.djvu/205

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se trouvaient la reine et ses suivantes, on répondit qu’il était d’usage d’offrir à Sa Majesté, au seuil de chaque maison où elle s’arrêtait avec l’enfant-Jésus, un verre d’eau-de-vie dont elle buvait quelques gouttes[1]. Si l’on se rappelle que Sarayacu compte cent soixante-six maisons, et qu’on admette par maison une moyenne de vingt gouttes, on s’étonnera comme je m’étonnai, qu’après avoir ingurgité chacune trois mille trois cent vingt gouttes d’eau-de-vie, la reine et ses filles d’honneur pussent se tenir encore sur leurs jambes.

Dans l’atrium ou parvis de l’église, décoré de guirlandes, de palmes vertes et de drapeaux, une table avait été dressée et un repas servi. Le révérend prieur, les religieux et moi, nous y prîmes place. Une troupe de néophytes, la torche au poing, éclairaient le banquet. Le menu se composait de tortue bouillie, de lamantin frit, de hocco ragoûté, de galettes de maïs cuites sous les cendres, et de figues à la mélasse. Nous fûmes servis, comme l’exigeait l’étiquette, par la reine de Noël et ses deux suivantes. Six bayadères mâles dansèrent pendant le repas. Les uns nus jusqu’à mi-corps étaient entourés de guirlandes et couronnés de pampres. À la façon des antiques Sylvains, les autres s’étaient frottés de glu et roulés dans la plume ; ceux-ci étaient couverts d’une fourrure de jaguar, ceux-là, coiffés d’une peau d’iguane dont la crête dorsale, hérissée sur leur tête, rappelait l’éperon du vaisseau de Nestor et la redoutable épithète de dekembolos que lui donne Homère. Tous ces danseurs soufflant dans des cornes de bœuf, se démenaient avec une ardeur furieuse, et repoussaient à coups de pied ceux des badauds qui les serraient d’un peu trop près. Au dessert le révérend Plaza me dit à l’oreille : ils vont jouer la comédie de Smith et Lowe.

Les préparatifs d’un feu d’artifice.

Je savais et je l’ai dit déjà à propos des Missions de la plaine du Sacrement, que MM. Smith et Lowe, officiers de la marine britannique, étaient partis de Lima en compagnie du major Beltran et du lieutenant Ascarate, et qu’ils avaient passé huit jours à Sarayacu. Je savais encore que ces voyageurs de retour à Londres avaient publié une relation avec carte de leur voyage[2], mais j’ignorais complétement qu’ils eussent écrit une comédie. Curieux de juger si l’œuvre était fade ou piquante, je fis signe au prieur que j’étais prêt à l’écouter. À un geste de lui, la foule s’écarta, les porteurs de torches se pla-

  1. Pareille coutume est évidemment importée de la Sierra. (Voy. dans la première série de nos Scènes et paysages dans les Andes, Une messe de minuit à Tiabaya.)
  2. Narative of a journey from Lima to Para, 1836. MM. Beltran et Ascarate publièrent quatre ans plus tard une relation de leur voyage avec MM. Smith et Lowe ; elle a pour titre : Diario del viage hecho el año de 1834 para reconocer los rios Ucayali y Pachitea.