Page:Le Tour du monde - 11.djvu/212

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heures précises, on sonnait l’Angelus, et le souper était servi au réfectoire. Ce repas, où les religieux parlaient en mangeant, différait de celui de midi où ils s’étaient contentés de manger sans rien dire. Leur conversation, simple et dénuée d’artifice, ne roulait que sur des détails de ménage ou les innocents commérages de la localité, qui leur étaient redits par les alcades de semaine.

Parfois cette conversation un peu soporifique prenait d’autres allures et touchait presque à la science. C’était quand les religieux italiens, parlant de Gênes et de Turin, se mettaient à vanter la splendeur des églises de ces deux villes, la pompe des cérémonies et l’affluence des fidèles. À leurs descriptions enthousiastes le révérend Plaza opposait aussitôt les cathédrales de Quito et de Lima, l’ordre et la beauté de leurs processions et le luxe inouï déployé dans ces occasions solennelles. La discussion s’échauffait graduellement. Chaque religieux élevant autel contre autel, plaidait pour la gloire de sa patrie et la hauteur de son clocher ; puis comme en ces occasions la lutte n’était pas égale, le prieur ayant à tenir tête à deux adversaires aussi patriotes que lui, sa manière habituelle de l’emporter sur eux et de les réduire au silence, était de changer de conversation et de rappeler les premiers temps de son séjour à Sarayacu, ses croisades apostoliques chez les Indiens de la plaine du Sacrement et l’honneur qu’il avait eu de dîner plusieurs fois avec un vice-roi. Ce dernier argument désarçonnait toujours ses adversaires.

À neuf heures on se séparait. Rentré chez moi, j’allumais ma lampe et me remettais au travail. Cette lampe ou candil était alimentée avec de l’huile de lamantin. Une large mèche de coton y trempait à l’aise et envoyait vers le plafond une flamme d’un demi-pied, voilée d’un tel nuage de fumée, que chaque matin l’intérieur de mes narines était enduit comme un tuyau de poêle, d’une couche de suie.

El animero.

À la clarté de ce candil je transcrivais mes souvenirs de la journée ou dressais la nomenclature des plantes que j’avais trouvées dans les bois. L’agitation des commensaux de ma cellule que la lumière empêchait de dormir, troublait quelquefois mon recueillement ; tantôt c’étaient mes deux aras dont les moustiques s’avisaient de piquer les pattes et qui faisaient claquer leur bec dans le but d’effrayer l’ennemi, ou ma tortue matamata qui ébranlait le lit de ses secousses et m’avertissait en soufflant de sa trompe que mon singe noir se livrait envers elle à quelque espièglerie.

Entre onze heures et minuit j’allais respirer l’air pur du dehors et expectorer l’horrible fumée que j’avais avalée trois heures durant. Je regardais tour à tour les masses d’ombre harmonieusement groupées au bord de l’horizon et les constellations brillant d’un vif éclat ; le calme de la nuit, la douceur de la température, la senteur des forêts voisines formée de mille parfums inconnus, m’eussent disposé merveilleusement à la rêverie, si les cohortes de moustiques ne m’avaient assailli.

Obligé d’adopter le pas gymnastique et de faire le moulinet avec mes deux bras pour échapper aux piqûres rageuses de ces insectes, Je ne jouissais qu’à demi des bénéfices de la situation. Le moyen, en effet, d’aspirer au ciel et de prendre un vol extatique vers les demeures sidérales, quand des milliers d’aiguilles en se plantant dans vos mollets vous retiennent fatalement sur cette terre. Je rentrais donc dans ma cellule et n’endormais sous l’abri protecteur de ma moustiquaire. Le lendemain mon existence recommençait au point où elle s’était arrêtée la veille et les incidents que j’ai signalés se reproduisaient de nouveau.

Parfois ce thème monotone s’embellissait de quelques variantes. Le révérend Plaza dont les façons à mon égard s’étaient dépouillées par degrés de la gravité solennelle qu’elles avaient eue au principe, m’invitait dans la cellule aux marchandises à des déjeuners mystérieux dont le majordome de la Mission avait seul le secret. Loin que les moines italiens fussent compris dans ces invitations particulières, le prieur, au contraire, s’assurait par lui-même qu’ils étaient occupés ailleurs et que nous n’avions à redouter aucune surprise. Le menu de ces repas se composait invariablement d’une salade d’œufs