Page:Le Tour du monde - 11.djvu/232

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lancolique ensemble, un détail pittoresque attirait le regard ; c’était un groupe de papayers, au tronc lisse, gris, argenté, d’une rectitude parfaite, et couronné à leur extrémité d’un chapiteau de feuilles lamelliformes. On eût dit de sveltes colonnes corinthiennes.

Une solitude complète régnait dans la localité. Je visitai l’une après l’autre toutes les cases, sans trouver homme ou perroquet à qui parler. Si mes rameurs ne m’eussent assuré que les néophytes de Santa-Catalina devaient être occupés à cette heure dans leurs plantations, j’aurais cru la Mission dépeuplée par une épidémie. En errant à travers ces demeures abandonnées, j’arrivai devant le carré long, qu’à distance j’avais pris pour l’église du lieu. C’était bien l’église en effet ; et, par les lézardes de ses parois, je pus m’assurer qu’elle était complétement nue. Sur un cube en torchis qui jadis avait été l’autel, de pâles lizerons et des polypodes, graines et spores tombées de la toiture ou chassées par les vents, s’étaient développées et végétaient languissamment dans la pénombre.

Je revins au rivage assez désappointé. Au lieu d’une Mission vivante et florissante que je m’étais attendu à voir, je n’avais trouvé qu’une église en ruines et des maisons sans habitants. Adieu les dessins ethnographiques que je m’étais promis de faire du type de ses néophytes, Indiens Cumbazas et Balsanos[1], croisés de Schetibos. Ces dessins étaient annulés par l’absence des gens qui devaient me servir de modèles. Un moment je regrettai d’avoir fait dix-huit lieues pour enregistrer ce néant.

Le canal de Yapaya.

En regagnant ma pirogue, j’aperçus à gauche du port, sous un bouquet d’arbres que la hache avait épargnés, deux chemises lavées par quelque ménagère, et suspendues à une corde pour y sécher. C’était, en l’absence de l’homme, le seul objet qui le représentât. L’abandon momentané de ces chemises, que le premier passant venu eût pu s’approprier, témoignait chez celle qui les avait blanchies, sinon une grande confiance dans l’honnêteté du prochain, du moins une intime persuasion que le site était bien désert, et qu’à moins d’un miracle il ne pouvait passer personne. Pour prouver à la ménagère Catalina[2] que le miracle avait eu lieu, je nouai les manches

  1. Cumbazas et Balsanos habitaient autrefois les environs de Balsapuerto (port de la Balsa), sur le Huallaga. Catéchisés au XVIIe siècle par les Franciscains de Lima, et réunis dans les Missions que ces religieux avaient fondées sur les rives du Huallaga, ils y vécurent et leurs descendants après eux, jusqu’au commencement de ce siècle. Des démêlés qu’ils eurent à cette époque avec les Xeberos de la rive gauche du Marañon, ayant décidé leur émigration à travers la plaine du Sacrement, ils se répandirent jusque dans les Missions de l’Ucayali, où ils contractèrent des alliances avec les Panos-Schetibos chrétiens qui y étaient établis.
  2. Les néophytes de Santa-Catalina sont désignés, dans les Missions voisines, par le nom de Catalinos.