Page:Le Tour du monde - 11.djvu/239

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prairie que nous avons déjà décrite. Au sommet de la plus haute s’élève l’ancien palais du Guison-Tamba, actuellement abandonné ; les tentes des riches Khalkhas et des lamas sont plantées tout autour dans des enceintes palissadées distribuées assez régulièrement, de manière à former de grandes places et des rues tournantes ; au versant de cette colline est un quartier habité par des marchands russes et chinois où s’élèvent quelques baraques ; c’est le centre du commerce ; au versant opposé et plus loin de la rivière, dans un escarpement profond où coule un ruisseau, est le nouveau palais du Guison-Tamba, construit seulement il y a quelques années. Au nord-est, et séparée par une plaine d’un kilomètre, se trouve la ville chinoise, entièrement habitée par des négociants et des colons du Céleste-Empire ; enfin, la seconde colline à droite, en revenant vers la Toula, est occupée par le quartier russe bâti en baraques de bois, contenant de vastes hangars pour le dépôt des marchandises, et dominé par les bâtiments du consulat et les kiosques de l’habitation d’un prince Khalkha. Sauf les coupoles des trois palais du Guison-Tamba, Ourga ne présente aucun monument : c’est l’aspect d’un immense campement de nomades. Cette ville qui renferme un grand nombre de lamaseries ne compte pas moins, dit-on, de trente mille lamas ou prêtres bouddhistes ; d’après l’évaluation des Russes, elle contiendrait en outre quarante mille habitants séculiers. Cette réunion de tentes et de baraques forme donc la cité la plus importante et la plus singulière du nord-est de l’Asie.

Quatre jours de repos ayant rendu quelque force à Mme de Bourboulon, elle put monter à cheval pour parcourir cette célèbre capitale de la Mongolie ; l’étroitesse et le mauvais état des rues rendaient impossible un autre moyen de locomotion. On commença par visiter les nouvelles fondations du consulat russe qui sera bâti à la sibérienne, c’est-à-dire avec des bases en pierres de taille, et des murs en plateaux de sapin équarris en traverses horizontales, et adroitement enchevêtrées avec des angles arrondis.

De là, on gagna la ville chinoise par la plaine qui la sépare d’Ourga, plaine qui présente, en regard de l’incurie et de la paresse des Khalkhas, le spectacle de la plus grande activité. Une foule de maraîchers chinois s’y sont établis, utilisant, pour fertiliser les terres, les eaux du petit ruisseau qui traverse plus bas le ravin de la ville sacrée ; on voit dans leurs jardins des asperges, des choux, des carottes, des navets, des concombres, des pastèques, des salades de toute sorte et surtout de l’oignon et de l’ail ; des pommes de terre jaunes et rondes, de l’espèce qu’on fit venir en Chine pour nos troupes, y sont cultivées sur une grande échelle ; des poiriers, des pêchers, des pommiers, des vignes y étalent leurs fruits déjà formés malgré la rigueur du premier printemps. Ce spectacle d’abondance prouve tout ce que l’industrie humaine pourrait tirer de la culture de ce magnifique pays, situé à la latitude de Paris, et que les habitudes nomades des indigènes ont réduit à. ne produire que des bestiaux et des chevaux. Malgré le grand froid des hivers, la bonté du sol et la chaleur des étés rafraîchis par de fréquents orages, font de la Mongolie septentrionale un des pays les plus fertiles de la zone tempérée. La ville chinoise est une miniature des grandes villes de l’empire : les rues, percées au cordeau, y sont bordées de constructions en bois peint et verni ; on y compte une foule de maisons de thé, de pavillons de plaisir, de boutiques de toute sorte pleines d’objets manufacturés que les Chinois échangent à grand bénéfice contre les matières premières du pays, telles que feutres, peaux, cuirs, fourrures, suifs, pierres précieuses brutes, etc., etc. Mme de Bourboulon étant entrée dans une boutique pour y faire quelques emplettes, prétendit que c’était un bonheur pour elle de rencontrer, après un mois de désert forcé, la civilisation relative d’une ville chinoise ; que les odeurs fades du bois de sandal qu’on y brûle, du musc dont sont imprégnés les vêtements, de l’ail même que mangent les habitants lui montaient à la tête et lui produisaient une sensation agréable. Après tout, c’était se retrouver en pays de connaissance.

Quoi qu’il en soit, la ville chinoise d’Ourga est loin de sentir bon : habitée par une foule de pêcheurs qui exploitent les lacs et les rivières des environs, ceux-ci y font sécher et fumer en plein air, sur des claies en bois, le produit de leur pêche ; de là, ils les expédient jusqu’en Chine, ou bien les vendent à bon prix aux Khalkhas, trop paresseux pour se livrer à cet exercice pénible. En outre on fait pourrir comme engrais les poissons communs qui ne servent pas l’alimentation, et ils sont employés à fumer la terre.

Il y a aussi dans cette ville, beaucoup de trappeurs qui prennent au piége les loutres, renards bleus, hermines, martres et zibelines, et qui font un grand commerce de pelleteries.

Entrés par la porte haute de la ville chinoise, les voyageurs en sortirent par le bas de la plaine, et pénétrèrent dans la ville mongole par le ravin qui sépare les deux collines sur lesquelles elle est bâtie. Ils firent le tour du palais habité actuellement par le Guison-Tamba. Cet édifice est tellement vénéré des Mongols que, dès qu’ils en approchent, ils se prestement devant ses remparts, la tête dans la poussière ou dans la boue. Le palais est entouré d’une vaste enceinte de murs en albâtre, construits en festons de la forme la plus élégante, c’est-à-dire qu’ils se composent de colonnes surmontées d’animaux sculptés, et reliées ensemble par des murailles dont le chaperon, couvert de tuiles dorées, forme une série de festons réguliers. Par les intervalles, on aperçoit le vaste parc qui entoure le palais, avec ses arbres centenaires, ses eaux aménagées dans des bassins en rocaille, ses statues, ses escaliers de marbre, et les milliers de cellules des lamas qui, venus de loin pour adorer le Bouddha vivant, ont la permission de demeurer dans l’enceinte sacrée. Le palais lui-même, d’une architecture grandiose, est en pierre d’albâtre, et les toitures chinoises de ses coupoles, de ses kiosques, de ses clochetons sont également couvertes en tuiles dorées. Au-