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portent les noms de Polovinsk, Polotsk, donnés par les exilés qui ont voulu perpétuer dans ces nouveaux pays le souvenir de la patrie absente.

« Kansk, où nous avons quelques heures pour nous reposer, est aussi une petite ville assise sur une rivière du même nom ; elle se compose d’une place carrée entourée de maisons construites en grossiers madriers de sapin, et ornée d’une cathédrale, remarquable par son haut clocher, et sa coupole ronde entourée de quatre clochetons et surmontée de l’inévitable croix dorée.

« La route entre Kansk et Krasnoiarsk est la meilleure de toute la Sibérie. Emportés avec une vitesse inouie par de vigoureux attelages qu’animaient nos postillons, tenant à honneur de nous faire franchir en dix heures les cent-sept verstes qui nous séparaient encore de Krasnoiarsk, bercés au lieu d’être affreusement cahotés comme à l’ordinaire, nous avons tous profondément dormi. J’étais moi-même dans une telle torpeur qu’il a fallu les fraîches brises du grand fleuve Yéniséï et ses magnifiques points de vue pour me décider à ouvrir mes paupières alourdies. Quand on est fatigué comme je le suis, ce n’est plus du sommeil qu’on éprouve, c’est de la catalepsie !

« Nous étions arrivés à huit heures du matin dans nos tarentas au bas du fleuve en face de Krasnoiarsk ; aussitôt on a dételé, on a forcé les chevaux à passer à gué en leur faisant enjamber le bac à grands coups de fouet, malgré leur résistance désespérée, leurs ruades et leurs coups de pieds ; je n’ai pas bougé ; on a soulevé ma voiture, et on l’a hissée à bord à bras d’hommes, les cinquante paysans requis pour cette corvée chantant à tue tête pour aider à leurs efforts ; je n’ai rien entendu ; sur le bateau on a fait grincer les poulies des cordages et les chaînes de fer des cabestans, tandis que le patron commandait la manœuvre à coups de sifflet aigus ; j’ai continué à dormir ; enfin, heureusement par un effet ordinaire du sommeil le plus profond, je me suis éveillée quand le silence a remplacé tout ce tapage : nous étions alors au milieu du fleuve ; quel magnifique coup d’œil, et combien j’eusse regretté de ne pas en avoir joui !

« Nos grands bateaux carrés luttant de vitesse sur les eaux profondes, nos bateliers en costumes de fête, longues barbes et cheveux tombant sur les épaules, des blouses noires plissées à col rabattu, des ceintures de laine rouge et de grandes bottes de fourrure montant jusqu’au-dessus du genou, les uns ramant en cadence à l’avant, tandis qu’à l’arrière le patron dirigeait attentivement le gouvernail, aidé par deux mariniers qui sondaient de temps en temps avec de longues perches et poussaient à l’épaule quand ils trouvaient le fond ; au milieu, sur une sorte de pont plus élevé que la poupe et la proue, nos calèches avec leur large capote, nos chevaux piaffant avec impatience et contenus à peine par la troupe des postillons, nos soldats enveloppés dans leur capote et fumant leur pipe pour chasser la froidure, un officier russe et des cosaques envoyés à notre rencontre de Krasnoiarsk ; enfin, pour cadre à tout cela l’immense fleuve, sans rivages, comme une mer, parsemé de vastes îles couvertes d’une magnifique végétation de peupliers, de saules et d’aulnes, dont le soleil étincelant au sortir des brumes du matin faisait scintiller les flots écumeux des mille prismes d’une lumière chatoyante.

« La traversée du fleuve Yéniséï nous prit plus de trois heures ; il fallut remonter très-haut dans le grand bras pour éviter les courants trop rapides, passer à la pointe d’une île plus rapprochée du bord oriental, puis, après avoir traversé les eaux tranquilles qui l’entourent, faire force de rames dans l’autre bras du fleuve pour éviter d’être rejeté au milieu par les rapides, et serrer la rive où se trouve le petit village qui sert de port à la ville de Krasnoiarsk bâtie sur les hauteurs. Là, l’escarpement du rivage était tel qu’il fallut un grand renfort de bras pour débarquer nos voitures sur le quai : l’empressement des ouvriers et des paysans est grand pour toutes ces fatigantes corvées, qui sont gratuites et qui se répètent souvent sur cette route si fréquentée et traversée par tant de cours d’eau manquant de ponts. À quelque heure et par quelque temps que cela se fasse, on n’entend jamais une plainte, pas même une expression de mauvaise humeur ; il est vrai que ces corvées sont exigées par les autorités, et que les Russes ont un respect absolu, incroyable pour tout ce qui leur est ordonné au nom de l’Empereur. Nous n’entrâmes dans Krasnoiarsk qu’à onze heures du matin.

« À propos de notre traversée de l’Yéniséï, il faut que je parle d’une histoire qui vient de m’être racontée, et qui, en même temps qu’elle prouve qu’on peut dormir aussi profondément que moi en traversant ce fleuve, atteste la vigueur et l’énergie de ces chevaux sibériens à demi sauvages, élevés dans les steppes du pays, qui viennent de nous faire parcourir quatre cents lieues en quelques jours avec une vitesse de quatre lieues à l’heure. Un cultivateur des faubourgs de Krasnoiarsk, qui était allé assister à une noce dans un village à cinquante verstes au delà de l’Yéniséï, ayant fêté outre mesure le Kwass et l’eau de vie d’orge, s’était au retour endormi profondément du lourd sommeil de l’ivrogne, dans son kibitka attelé de deux vigoureux chevaux ; ces intelligents animaux, abandonnés à eux-mêmes et connaissant bien la route qu’ils avaient parcourue plusieurs fois, l’amenèrent rapidement jusqu’aux bords du fleuve ; mais là, sans doute, impatientés de ce que leur maître ne se réveillait pas, fatigués de hennir en vain pour appeler les passeurs du bac qui dormaient aussi, encouragés enfin par la pensée de la litière et de l’excellente avoine qui les attendaient à l’écurie, ils entrèrent tout simplement dans l’eau pour passer le fleuve à la nage, traînant à leur suite le kibitka auquel ils étaient attelés ; l’ivrogne s’éveilla soudain, plongé jusqu’au ventre dans les eaux froides de l’Yéniséï ! Ce bain inattendu ayant rafraîchi ses idées, et le danger lui ayant rendu sa présence d’esprit, il jugea préférable de s’en rapporter à l’intelligence de ses chevaux qui avaient déjà gagné le milieu du fleuve, et se tint coi sur son banc plus mort