Page:Le Tour du monde - 11.djvu/266

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cendants des Tatares jadis maîtres de la contrée, en sont réduits à travailler aux mines, tandis que leurs familles cherchent leur vie dans les steppes. Quoiqu’ils aient accepté la religion et le costume russe, ces indigènes ont conservé le type fortement accentué de la race jaune. On les reconnaît invariablement à leur bonnet pointu en laine de mouton semblable à celui des Khirghis ; ils sont fort sales et d’une pauvreté extrême causée par leur horreur pour tout travail régulier et leur goût pour la vie nomade qui semble un penchant naturel à leur race.

« La Sibérie occidentale est généralement mal cultivée, ce qui s’explique par l’importance de ses mines qui enrichissent le gouvernement et les spéculateurs en absorbant tous les bras. Il est vrai que le sol, tantôt désolé par la sécheresse, tantôt tourbeux et marécageux, se prêterait difficilement à la culture, et qu’il faudrait d’immenses travaux de canalisation et de drainage pour le fertiliser. Lorsqu’on revient de Chine où chaque goutte d’eau est utilisée par l’agriculture, où le travail de l’homme a rendu fécondes les terres les plus stériles, on se demande si le gouvernement russe, au lieu d’employer tous les bras à chercher les métaux précieux dans les entrailles de la terre, ne ferait pas mieux, dans son intérêt et dans celui de ses sujets, de les exciter à féconder son sein précieux qui est la vraie source de toutes les richesses. Quel est le pays que n’a pas ruiné avec le temps cet infécond travail des mines ! Quel est celui que n’a pas enrichi l’agriculture !

« Après avoir dépassé la petite ville de Kolyvan, le paysage devient de plus en plus désolé : nous parcourons une steppe immense, parsemée de buissons nains, de bruyères et d’ajoncs d’une verdure grisâtre, parmi laquelle font tache de gros cailloux en silex blanc ; puis, à minuit, à la station de Sektinskaïa, on nous prévient que nous allons entrer dans les fameux marais de la Baraba, que nous mettrons deux jours à traverser. D’après les indications qu’on nous avait données, nous nous empressons de mettre nos masques achetés à Tomsk. Qu’on se figure des ovales en crin adaptés à la forme de la figure et déployés sur une petite crinoline en fil de fer doublée de calicot qui nous tombe jusqu’aux épaules comme un camail ; on a l’air ainsi d’avoir mis en cage la partie supérieure de son individu ! Cette mascarade ne laisse pas que de nous amuser beaucoup, et, après avoir muni nos mains d’épais gants de feutre, nous montons chacun dans notre voiture, en nous souhaitant bon courage.

« Je m’assois dans un coin, enroulée dans mes couvertures, et j’ouvre le châssis vitré d’une des portières, toute prête à le refermer si l’ennemi dont on m’avait tant fait peur, c’est-à-dire les cousins et les moustiques, tentait une invasion sur ma personne : l’air est lourd et chaud, la nuit profonde ; des nuages noirs chargés d’électricité roulent au-dessus de moi, dessinant çà et là à la lueur des éclairs de grandes ombres fantastiques ; au loin j’entends les sourds grondements de l’orage, et le vent n’apporte ces senteurs à la fois âcres et fades qui annoncent le voisinage des marais… Peu à peu je m’endormis : j’avais gardé mon masque à camail, mais la carreau était resté ouvert… Une vive sensation de froid et des démangeaisons intolérables aux mains et à la figure me réveillèrent : le jour naissait, les marais m’apparurent dans leur splendide horreur, mais j’avais payé cher mon imprudence : toutes les parties de ma figure, que touchait mon masque dans la position où je m’étais endormie, avaient été percées des milliers de fois à travers le treillage de crin par des milliers de trompes et de suçoirs affamés de mon sang ; les parties saillantes, le front, les joues, le menton étaient ridiculement enflés ; je ne me reconnaissais plus ! Mon poignet, laissé à découvert entre le gant et le commencement de la manche, était orné d’une boursouflure régulière qui me formait un véritable bracelet autour du bras ; enfin, partout où l’ennemi avait pu pénétrer, il avait causé des ravages incalculables ! La voiture était inondée de maringouins et de cousins bourdonnant à mes oreilles. À mesure que le jour se faisait, d’autres essaims affamés montaient à l’assaut ; l’air en était noir… En un clin d’œil j’eus repoussé l’invasion à grands coups de mouchoir. Les plus gros maringouins, alourdis par le sang qu’ils avaient bu, tombèrent morts ou s’enfuirent ; mais rien ne put me débarrasser des milliers de petits cousins presque imperceptibles bourdonnant leurs cris de vengeance et de mort dans une sarabande perpétuelle dansée à la hauteur de ma figure. Enfin le soleil se leva, et la chaleur de ses rayons fit disparaître peu à peu ces ennemis invisibles.

« J’ai eu à Kargatsk-Kiforpost, première station de la Baraba ou nous nous arrêtons deux heures, la satisfaction de voir que mes compagnons de route n’ont pas été épargnés plus que moi par les cousins ; aussi les compresses d’eau imbibées de vinaigre que nous sommes forcés de nous appliquer nous font-elles ressembler pendant le déjeuner à un hôpital ambulant. Pour en finir avec ces vilains insectes, je dirai qu’il n’y a pas ici de moustiques comme dans les pays chauds, mais qu’il y a la plus riche collection de diptères suceurs depuis la tipule grosse comme une tête d’épingle jusqu’au maringouin à ailes noires, et au taon doré qui ont plusieurs pouces de long, et sont armés de trompes, de suçoirs et de lancettes formidables. Ces animaux sont avec les fièvres intermittentes la véritable plaie des marais de la Baraba, et les rendent inhabitables pendant les trois mois d’été.

À partir de Karguinsk, nous voyageons tout à fait dans l’eau. On a rendu la route praticable en y plaçant en travers des rondins de sapins jointifs et recouverts d’argile, ballastage d’un nouveau genre qui n’est guère solide : les roues des voitures, en roulant sur ce sol artificiel, font résonner le creux ; tout tremble sur le passage de nos lourdes tarentas ; l’eau des marais s’agite et fume ; les grandes herbes trépident comme si quelque reptile hideux cherchait à escalader leurs tiges ; la route ondule et gémit, et, en regardant en arrière, je la vois dérouler, au milieu des marais verdoyants, ses