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enfants hachaient le pauvre cadavre et se partageaient les lambeaux de son burnous, la troupe armée se dispersa par escouades ; pour nous, tranquilles désormais, nous n’avions rien de mieux à faire que de continuer notre route.

Ouf ! il me semble y être encore.

Nous avions au moins six heures de marche encore à faire avant d’arriver à notre dernière station. Çà et là nous rencontrions des femmes qui nous questionnaient, et nous nous empressions de leur dire que nous ne savions rien.

À dix heures nous campions dans le temple du Djougar. Je rêvai toute la nuit de Bedouins ; il me tardait de voir le jour.


Les ruines du Djougar. — L’aqueduc de Carthage. — Nouvelle rencontre. — Retour.

Mon travail et celui de l’ingénieur nous retinrent deux jours. Je fis deux dessins exacts de ce temple bien ruiné, et après avoir achevé quelques pochades, pour emporter la couleur locale, je pliai mes bagages.

« La fameuse source du Djougar, dit M. V. Guérin, est enfermée dans une enceinte rectangulaire dont les assises inférieures sont construites avec de gros blocs, et qui mesure vingt-quatre mètres dix centimètres de long sur dix-neuf mètres soixante centimètres de large. Cette enceinte était jadis flanquée, à chacun de ses quatre angles, d’un fort dont le sommet est détruit. Deux des façades sont environnées extérieurement de broussailles inextricables ; la troisième est presque tout entière cachée par un caroubier gigantesque ; la quatrième est ouverte. En pénétrant par cette ouverture dans l’intérieur de l’enceinte, on trouve qu’elle contient deux bassins, l’un carré et mesurant neuf mètres trente centimètres de chaque côté, l’autre de moindres dimensions et recevant par trois conduits l’eau de la source.

« Au-dessus de chacun de ces conduits, on avait pratiqué une niche. Les trois niches étaient elles-mêmes ménagées dans une sorte d’abside surmontée d’une petite coupole, et elles devaient chacune renfermer une statue, soit de nymphe, soit de divinité.

« L’eau de la source se répand de ce dernier bassin dans le premier que j’ai signalé, et de là elle se perd maintenant dans des plantations d’oliviers. Jadis elle coulait dans le canal que l’on est en train de réparer actuellement, et qui, après avoir traversé le territoire de Bent-Saïdan, va rejoindre, en décrivant divers détours, le canal principal, dont la source est au Zaghouan. La ville de Zucchara occupait l’emplacement du village actuel de Bent-Saïdan. Il est inutile de faire remarquer l’analogie qui existe entre la dénomination qu’elle portait et celle de Djougar que continue à garder la montagne dont le massif comprend comme une sorte d’annexe le Djebel-Bent-Saïdan.

« Les ruines (à l’Henchir-Merhatta, à plusieurs kilomètres de la source) sont éparses au milieu d’un fourré de hautes broussailles ; elles occupent un emplacement dont le pourtour est d’environ un kilomètre. Plusieurs constructions bâties avec de gros blocs sont, les unes complétement renversées, les autres encore en partie debout, du moins dans leurs assises inférieures. »

À un second henchir, situe plus loin, et connu sous le nom d’Essouar (les remparts), M. V. Guérin visita comme moi les ruines que j’ai dessinées. Voici ce qu’il écrit à ce sujet :

« La plus remarquable (de ces ruines) est celle du petit temple dont la cella est encore en partie debout ; elle repose sur un soubassement et mesure treize pas de long sur dix de large. La porte en était très-ornée. Cette cella était précédée d’un portique aujourd’hui renversé, et que soutenaient jadis quatre colonnes corinthiennes.

« À quelque distance de là, les restes d’un second édifice, qui me semble avoir été également un temple, attirent mes regards ; il est beaucoup plus ruiné que le précédent.

« J’examine tour à tour les débris des quatre autres monuments. L’un des plus remarquables est un mausolée construit avec de magnifiques pierres de taille et dont les assises inférieures sont seules en place. De forme rectangulaire, il mesurait dix pas de long sur huit de large. L’inscription qui y avait été gravée, sans doute, a disparu avec les blocs qui formaient la partie supérieure de la façade principale.

« Enfin une piscine, dans laquelle on descend par dix degrés, atteste, par l’agencement régulier des blocs avec lesquels elle a été bâtie, un travail antique de quelque importance. »

Nous partîmes de jour. Du temple du Djougar à Carthage il y a trois jours de marche. Cette distance donne la mesure des anciens aqueducs. Mohamed-Bey avait résolu de reconstruire ce travail prodigieux. La mort l’a surpris lorsque son œuvre était à peine commencée.

Son successeur, Sidi-Saddock-Bey, l’a continuée et la mène à heureuse fin. Tunis aura bientôt de l’eau en abondance, grâce surtout à deux Français, ingénieurs de mérite, M. Collin et M. Dubois, qui a fait les études préparatoires[1].

  1. Ces travaux, entrepris dans le but d’amener à Tunis, comme autrefois à la ville de Didon et d’Annibal, l’eau des sources du Zaghouan et de Djougar, sont en effet très-considérables et font grand honneur à nos compatriotes MM. Collin, Dubois, ingénieurs, ainsi qu’à MM. Caillac et Marcellin, conducteurs des ponts et chaussées. Mais on ne peut pas contenter toujours l’administration et les archéologues, servir le présent et respecter le passé. M. V. Guérin, qui rend justice à cette œuvre, ne peut cependant réprimer quelques regrets au sujet de divers restes antiques qu’il a fallu, paraît-il, sacrifier. Il dit, par exemple, en passant à l’Oued-Melian, au sujet d’un pont ancien, haut de trente-trois mètres trente centimètres, qu’on remplaçait alors par un petit pont, simple et élégant : « Peut-être aurait-on dû, par respect pour l’antiquité, et pour les ruines si colossales qui attestaient toute la grandeur du peuple-roi, épargner les restes du pont antique, et construire le pont moderne à quelque distance de ce dernier ; mais on voulait, pour diminuer la dépense, profiter des bases et de toute la partie inférieure des piles du premier pont, et se servir, en outre, des excellents matériaux qu’on avait sous la main. M. Collin, j’en suis sûr, a dû faire violence à sa propre admiration, et déplorer lui-même que l’entrepreneur se vît comme contraint de l’emporter en lui sur l’archéologue. Cet architecte, en effet, qui a pris à ses risques et périls la grande entreprise de la restauration de l’aqueduc de Carthage, n’a pas la prétention, bien entendu, de le rétablir dans son ancienne magnificence. Une pareille restauration exigerait des sommes énormes