Page:Le Tour du monde - 11.djvu/323

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venue se perdre, à son âge surtout, dans ces bouges infects ? Pourrait-elle nous conduire, nous guider pour nous les montrer en détail ? J’allais lui demander tout cela, j’allais l’accabler de bien d’autres questions, quand tout à coup elle m’échappe et disparaît dans les contours d’une allée, où j’essaye vainement de la retrouver. Peut-être la vieille n’avait-elle pas la conscience en repos, et, devant des compatriotes si curieux, crut-elle plus prudent de s’esquiver. Dans tous les cas, nous étions avertis ; c’était la nuit qu’il fallait surtout visiter ces repaires du vol et de la misère. Il fallait aller là comme on va au concert et au théâtre, et nous projetâmes tout de suite une grande excursion pour la soirée du lendemain.

White Chapel était le point le plus curieux, le plus pittoresque à explorer, bien que Seven Dials déjà entrevu, Saint-Gilles, où croupissent plus de cinquante mille Irlandais, et Bethnal Green, le quartier des tisserands, ne fussent pas non plus à dédaigner. Nous opinâmes donc pour White Chapel et ses abords, et dès le même jour nous allâmes à la station de police de ce quartier, située Leman street, demander a l’inspecteur, M. Price, la permission de visiter les curiosités de son district. M. Price, rigide comme un Anglais, nous demanda préalablement nos noms, prénoms et qualités, et quand il connut le but de notre pérégrination :

« Venez me trouver à dix heures demain soir, venez avec vos amis, nous dit-il gracieusement, je vous montrerai tout, je vous ferai tout voir. Vous ne pouviez mieux rencontrer, car vous êtes chez l’inspecteur de police et des garnis de bas étage, inspector of police and common lodging houses. »

Et comme nous lui demandions si une tenue décente était de rigueur :

« Soyez sans crainte, reprit-il, restez vêtus comme à votre habitude ; gardez vos montres, vos porte-monnaie. En ma compagnie et celle de mes gens, personne ne mettra la main sur vous, il ne vous manquera rien ; et dans des endroits où vous seriez dévalisés même en plein jour, nul n’osera toucher à un cheveu de votre tête. Venez ; je vous montrerai en détail les réduits des voleurs et des femmes perdues, leurs tavernes, leurs théâtres, leurs lieux d’amusements, les prisons où nous entassons les gens ramassés la nuit sur la voie publique, les endroits où logent souvent pêle-mêle matelots, ouvriers, bateleurs et filous ; enfin les bouges abandonnés où les vagabonds, les mendiants transis de froid, morts de faim, trouvent un repos de quelques heures, et parfois leur dernier abri. »

Ce tableau de l’inspecteur Price présageait une tournée des plus intéressantes, et nous promîmes d’être fidèles au rendez-vous. Nous étions dans White Chapel, et après avoir fait une aussi longue course, piqués par la curiosité, nous ne voulûmes pas rentrer au logis sans avoir donné un coup d’œil aux éventaires fort peu ragoûtants de la rue des Bouchers et à la foire aux guenilles, qui se tient dans Hounds ditch. Les habitants de ces beaux lieux, pour peu qu’ils soient amateurs du pittoresque, ont droit de s’enorgueillir de ces deux genres d’exhibition. Les produits en montre ne valaient pas sans doute ceux de la grande exposition ; mais, dans un autre genre, ils ne manquaient pas de cachet. Nous fûmes, du reste, en cette circonstance, favorisés du sort outre mesure, et nous pûmes voir en plein jour, sous toutes ses faces, ce qui a été donné à fort peu de touristes, la population si étrange de ces quartiers. On enterrait une misérable fille, tuée de sept coups de poignard dans un accès de jalousie par un matelot qui s’était ensuite suicidé. Cet enterrement avait mis en émoi tout le public de la place, et les rues de White Chapel, de Leman, tous leurs tenants et aboutissants, regorgeaient de monde. Ce que nous vîmes passer de chapeaux noirs défoncés, d’habits crasseux, de bottes éculées et dépareillées, est chose impossible à dire ; que de femmes, jeunes et vieilles, aux capelines décolorées, aux tartans marquetés de trous et de taches hideuses, que d’enfants en sordides haillons ! Nulle part de bas ni de chemises, des cheveux où jamais ne s’était promené le peigne, des barbes incultes où la poussière s’était déposée à son aise, où les fétus de paille et les fils de coton avaient établi comme des nids ; partout la peau se montrant à travers les déchirures des vêtements, une peau noire, terreuse, aux pores bouchés. La saleté a son prix : cette peau imperméable arrêtant la transpiration, les pertes deviennent à peu près nulles, et l’on économise ainsi sur le pain quotidien, qui ne vient pas toujours à son heure. Qui pourrait dire tout ce que nous vîmes en ce jour mémorable, qui aura fait époque pour White Chapel, défiler de misère, de dégradation, dans cette foule bigarrée se rendant, curieuse et inquiète, à l’enterrement d’une fille de mauvaise vie immolée par son amant ? Qui pourrait peindre cette procession de visages hâves, décolorés, hagards, farouches ? Jamais Homère, faisant le dénombrement de ses guerriers grecs, n’a donné une liste qui pourrait égaler celle-là en longueur, jamais le crayon de Callot n’a peint de gueux aussi vrais, aussi peu drapés que les nôtres.


II


Le Prince de Danemark ; les invités payent au café dansant. — Pension de matelots. — Dortoir d’ouvriers. — La buvette des voleurs. — Un pick-pocket expansif. — Garnis ignobles. — Un escamoteur changeant l’argent en cuivre. — Tableaux nocturnes. — Trois pauvrettes. — Une prison bien habitée. — Coup d’œil sur la Tamise. — Haymarket au petit jour. — Londres misérable et ses visiteurs. — Remèdes contre le paupérisme.

Le lendemain, nous arrivâmes à l’heure convenue à la station de police de Leman street, où l’inspecteur Price nous attendait. Il avait avec lui deux agents portant le costume bourgeois et un troisième vêtu de l’uniforme officiel : chapeau roide en toile cirée, habit noir à boutons d’argent, pantalon noir, et sous la manche de l’habit, le bâton sacramentel, le staff, qui caractérise le policeman. Chacun de ces messieurs était en outre muni d’une de ces lanternes sourdes que l’on cache