Page:Le Tour du monde - 11.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se lève presque aussitôt qu’à Saint-Pétersbourg. Nous avions besoin d’air, de lumière. Remerciant le complaisant inspecteur et ses agents, nous nous empressâmes de sortir de ces quartiers fangeux où nous venions de passer six longues heures. London Bridge n’était pas loin ; nous allâmes demander à ce pont de la Tamise un peu de fraîcheur et de bien-être.

Un trio de dormeurs. — Dessin de Durand-Brager.

Déjà les cheminées des usines qui s’étendent entre les ponts de Londres, de Southwarck et de Blackfriars, sur la rive droite du fleuve, commençaient à envoyer dans l’air une ombre de fumée. Les ateliers de machines, les brasseries, les tanneries de ce quartier industriel allaient reprendre leur travail quotidien, tandis que sur la rive gauche, en aval de la vieille tour qui domine ce point de la cité, les navires à l’ancre semblaient sortir de leur sommeil de la nuit. Quelques barques commençaient à se mouvoir, et çà et là, on entendait déjà le bruit du marteau sur l’enclume et le sifflet strident de la vapeur. Un léger brouillard, qui se dégageait de la nappe du fleuve, dont les eaux paresseuses arrivent si lentement jusqu’à la mer, montait sur l’une et l’autre rive et enveloppait une partie de la ville, sans nous cacher toutefois l’imposante façade du palais de Westminster, qui baigne ses pieds dans la Tamise, et le dôme hardi de Saint-Paul, église métropolitaine du vieux Londres. Quel peintre, quel voyageur, passant sur le pont où nous étions, n’a fixé un moment ses yeux sur cette vue unique qu’aurait enviée le Canaletto, car elle n’a d’égale qu’à Venise, et combien le charmant tableau qui se développait de mieux en mieux à nos regards avec l’éclat de plus en plus vif de l’aurore était fait pour reposer notre esprit des tristes émotions de la nuit ! Mais il fallait une tache à ce tableau, et nous en eussions voulu voiler le premier plan. Sur une des banquettes de pierre de London Bridge, deux soldats couchés l’un près de l’autre, et à côté une jeune fille, le chapeau et les bandeaux défaits, dormaient profondément, en dépit de la fraîcheur matinale. Cette vue nous ramena au souvenir de la course que nous venions de faire. Malgré le changement de quartier, de pareils spectacles devaient se succéder d’ailleurs jusqu’à notre logis. Dans le Strand, l’orgie nocturne se prolongeait malgré l’aurore, et quand nous rentrâmes chez nous, les divans de Haymarket, encore ouverts, encore éclairés, renfermaient leurs éternels buveurs, accoudés sur les tables de marbre. Une partie des femmes qui sillonnent ce vilain quartier entre minuit et quatre heures du matin étaient restées aussi dans les cafés. Dans la rue, cachés dans l’embrasure des portes, dormaient de jeunes gamins accroupis les uns sur les autres. Sur la chaussée, quatre policemen emportaient gravement sur une civière une femme ivre-morte.

Tels sont les spectacles navrants qui se déroulent aux yeux du curieux, la nuit, dans les quartiers pauvres de Londres. Je n’ai pas chargé le tableau, je n’ai écrit que ce que j’ai vu. D’autres avant moi, témoins des mêmes misères, en ont parlé plus éloquemment. Qui n’a lu ce qu’a dit à ce sujet Léon Faucher, l’une des gloires de l’économie politique française ? Qui ne connaît les articles si saisissants d’Alphonse Esquiros, qui a si noblement employé les longs loisirs de l’exil à étudier l’Angleterre et la vie anglaise ? Il faut relire, il faut citer ici l’un et l’autre de ces deux maîtres, car leurs récits émouvants et si vrais viendront confirmer le mien.

« Le chemin de fer de Blackwall, dit Léon Faucher dans ses Études sur l’Angleterre, traverse White Chapel dans toute sa longueur. Du haut des arcades sur lesquelles la voie ferrée est portée, la vue plonge à loisir dans les secrets de cette misère. On aperçoit des femmes hâves qui se montrent à demi nues aux fenêtres, des enfants blêmes qui se vautrent dans la fange des cours avec les porcs, inséparables compagnons des familles