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mait avant cette époque le Talma hongrois, et qui fut avec le poëte révolutionnaire Pétoëfy, l’un des cinq premiers membres du comité de sûreté publique, élu le 15 mars à Pesth. Quoique vieilli et fatigué, il m’a paru digne de sa réputation. Il a des emportements terribles et un masque tragique d’un effet puissant.

La langue magyare, énergique, abondante en images, d’une grande richesse comme langue littéraire, a, comme langue parlée, des sons rauques et des aspirations gutturales qu’on dirait empruntées à l’arabe, tandis que certaines intonations douces et caressantes rappellent l’idiome de l’Italie. Il me semble, de même, retrouver dans le caractère hongrois de nombreux points de ressemblance, non-seulement avec le caractère de l’Italien, cela n’est pas douteux, mais encore de l’Arabe ; d’où je conclus que la Hongrie et l’Autriche ne feront jamais bon ménage ensemble, si tant est qu’elles doivent rester unies.

Le sentiment national n’est pas moins vif dans les campagnes. Là il a pour auxiliaires la musique, les airs populaires chantés par les tsiganes (Bohémiens) errants, les lectures et les récits, que font les chefs de famille, pendant les longues soirées d’hiver, à leurs enfants et à leurs serviteurs réunis autour du foyer, et empruntés tous soit à l’histoire, soit à la tradition nationale. J’ai vu l’album d’un enfant de douze à quatorze ans, qui en a trente-cinq aujourd’hui et est devenu un peintre distingué. Chaque page est une scène historique crayonnée sous l’impression d’une de ces légendes. L’enfant qui les recueillait avec avidité de la bouche de son père ne désirait être peintre un jour que pour pouvoir traduire d’une manière durable cette impression et la communiquer aux autres. « Les récits de mon père, me disait-il, étaient toujours si précis, malgré son enthousiasme, j’en ressentais une impression si profonde, que depuis ce temps, que j’ai vu et étudié, s’il m’est arrivé de vouloir composer un tableau sur un des faits qu’il m’avait racontés, je suis toujours retombé dans la même image ; et quand l’expérience de la composition, l’entente des lignes, la recherche du tableau m’en faisaient sortir, j’étais sûr qu’au point de vu du sentiment et de l’impression à transmettre, la composition de l’enfant fortement ému l’emportait sur celle de l’homme voulant user de la science ! Sentir ! tout est là. »

L’antipathie pour l’Allemand n’est pas moins prononcée ici qu’en Italie, elle existe même chez les enfants, je dirai presque à l’état d’instinct. Je me rappelle deux petites filles que je voyais souvent pendant mon séjour à Pesth, deux sœurs jumelles d’environ trois ans. Le père était un Hongrois, patriote éclairé ; la mère était Allemande. Espiègles et charmantes toutes deux, l’une d’elles pourtant semblait tenir davantage de la nature de la mère, moins vive peut-être, moins expansive que sa sœur. Un soir qu’elle n’avait pas trouvé assez vite un remercîment à je ne sais quelle attention de leur père, l’autre fit ressortir sa lourdeur d’esprit, et prenant possession à elle seule des genoux paternels qu’ordinairement elles se partageaient, lui cria : « Va, tu n’es qu’une petite Allemande. » À ce mot, l’indolente releva la tête, comme réveillée en sursaut, vint se camper fièrement sous le nez de sa sœur et lui dit en s’efforçant de la tirer bas : « Et toi, qui me prends ma place, tu n’es qu’une schwartz-gelbe » (c’est-à-dire une noir-jaune, une Autrichienne ; le giallo-nero des Italiens). Il n’y a point ici, de même qu’en Italie, d’injure comparable à celle-ci. C’est celle qui fait éclater les batailles de gamins dans la rue. L’enfant ne s’en consola qu’à force de douces paroles et de baisers. Schwartz-gelbe paraissait si monstrueux à sa jeune imagination, qu’il fallut les assurances réitérées de son père et de sa mère, et les miennes, pour la persuader que cette injure ne l’atteignait pas.

Remarquez aussi la nuance : l’Allemand, c’est l’esprit lourd, obtus ; l’Autrichien, c’est l’usurpateur. On se moque volontiers de l’un ; on traite l’autre en ennemi.

Pour moi, j’étais le franczia bacsi (le frère ou le grand frère français), c’est-à-dire presque un compatriote ; les Magyars, quand ils sont en veine de modestie, s’intitulent eux-mêmes les Français de l’Orient. Quant au mot frère, c’est le nom par lequel on désigne ici l’hôte, l’étranger qu’on reçoit et qu’on héberge, mendiant ou grand seigneur.

Cette scène d’intérieur, dans laquelle je jouai un rôle involontaire, me rappela une particularité que m’avait rapportée un de mes amis à son retour d’Italie et qui remontait à l’époque de la domination autrichienne en Lombardie. Il logeait à Milan chez d’honnêtes citadins, la femme Italienne, le mari, ce qui se voit rarement, Allemand ou d’origine allemande. L’enfant, un bel ragazzino de six à sept ans, paraissait aimer également ses parents et leur faisait les mêmes caresses, quand l’un ou l’autre rentrait au logis après une courte absence. Cependant, quand il parlait de son père, il ne disait jamais autrement que il forestiere (l’étranger).


XXXIV

SUITE DE PESTH.


La musique et les chansons populaires hongroises. — Les bohémiens-chanteurs. — Une soirée à Komlo.

Les Hongrois ont, comme les Allemands, la passion de la musique ; mais ils ne sont pas musiciens à la façon des Allemands. Cela tient surtout à la différence du génie des deux peuples. L’Allemand est essentiellement rêveur, le Hongrois est surtout né pour l’action. Chez lui la rêverie est un recueillement intérieur dans lequel la passion se concentre, pour éclater l’instant d’après avec plus d’énergie. Les mélodies hongroises, ou, pour employer l’expression consacrée, « les hongroises », ne ressemblent en rien à ce qu’on appelle de ce nom en Allemagne. Ce sont presque uniquement des chants de guerre, des marches militaires, des appels aux armes, ici des airs de triomphe, là des chants de deuil, redisant avec la même fierté les gloires et les désastres de la patrie. Telle la fameuse marche de Racoczy, qui prit naissance en Transylvanie à la fin du dix-septième siècle, tels l’air de Rakos, celui de Mohacz, etc.