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défis, d’apostrophes, d’imprécations, de sentences, de citations poétiques, qui étaient à l’idée première ce qu’est le bouquet au feu d’artifice. Voici quelques-unes des fusées que j’ai recueillies :

« Mon Dieu ! je ne demande pas que tu nous aides ; mais n’aide pas nos ennemis !

« À cheval, Magyars ! et que les Français nous regardent !

« Heureux celui qui peut vivre de vin et d’amour, et mourir pour la patrie !

« Quand je tomberai, pose un baiser sur mes lèvres, ô belle Liberté !

« Allons, Tzigane, je paye ; fais-moi entendre des sons à noyer mon cœur dans son chagrin et dans sa joie ! »

C’est ainsi que le Hongrois s’amuse. Sans tomber jamais dans l’ivresse lourde et stupide, hideuse ou féroce, propre à certains peuples, il arrive très-aisément à une sorte d’exaltation d’un caractère tout particulier. On dirait d’un état de somnambulisme, durant lequel il improvise, souvent sur des maux imaginaires, des chants dont l’expression est si poignante, qu’elle semble inspirée par un souvenir inconscient.

C’est à ce moment qu’il s’isole avec un Tzigane, et quand celui-ci a trouvé le rhythme musical qui sommeille dans l’âme de l’illuminé, il domine le Hongrois, tout à son démon intérieur, la face mobile, le regard en dedans comme la pythonisse qui sentait le dieu. Tant qu’il crie et s’emporte, le Tzigane est humble et complaisant ; dès que le Hongrois s’attendrit, l’œil profond et rusé de l’Indien s’allume, il sait qu’il tient l’esprit, le chant est trouvé, et la bourse du possédé est à lui. Plus tard, il feindra la fatigue ou l’impuissance, sachant bien que pour l’animer ou le remercier d’un effort heureux, les poignées de florins ne se feront pas attendre ; car le Hongrois a la main ouverte, en ce moment surtout. On cite, en effet, des traits de prodigalité folle, produit de cette surexcitation musicale et poétique qui m’a semblé si étrange que je ne peux la croire le seul résultat logique de la satisfaction d’un instinct. Étais-je moi-même sous son influence quand je croyais me l’expliquer par des origines de peuples ? Le Hongrois a-t-il eu, dans un temps reculé, des rapports étroits avec le peuple dont descend le Tzigane errant d’aujourd’hui ?

Ce qui est bien certain, c’est la force des liens qui les unit. Dans tout autre moment que celui de cette fièvre, le Hongrois méprise le Tzigane et le traite en paria.

J’ai vu pourtant de vieux soldats patriotes que les dangers courus, les préoccupations de la vie politique devraient avoir mis au-dessus d’une superstition ou d’une habitude d’enfance. J’ai vu de grands seigneurs vivant de la vie des capitales et du grand monde, ayant tout vu et tout goûté, entourés dans leurs vastes domaines d’un peuple de serviteurs qu’ils gouvernaient en roi, entièrement dominés, fascinés par un vieil homme au masque olivâtre, ridé et grimaçant, à l’œil de basilic, qui pince de la mandoline ou touche du cymbalum. J’ai vu des paysans sortir de la guinguette où ils avaient passé la nuit, eux aussi sous cette domination fantastique, les poches vides de tout l’argent, fruit du travail commun qu’ils devaient rapporter à leurs femmes. Tous, paysans, grands seigneurs, vieux soldats, ne demandent en échange de leur argent qu’ils laissent tomber sans regret, qu’une force de plus à l’expression de cette poésie qui sommeille en eux, et celui qui possède cette force, la prodigue sans qu’elle semble jamais tarir en lui, et sans autre plaisir que l’argent qu’elle lui vaut.

Le grand jardin public de Pesth, le Stadtvallchen, puisqu’il faut l’appeler par son nom allemand, ressemble assez au bois de Vincennes, avec moins d’art et d’apprêt. Il confine au champ de courses de Rakos. On y arrive par une grande route bien ombragée et flanquée de contre-allées sur lesquelles s’ouvrent les grilles de charmantes villas. Telles de ces habitations dont le jardin à Paris prendrait le nom de parc et qui ne déparerait pas nos Champs-Élysées, vaut ici de quinze à vingt mille florins-papier, soit en monnaie sonnante, de vingt à trente mille francs, selon le temps. Le Stadtvallchen renferme une rivière, un lac, des îles, des prés des futaies, des bosquets, de grandes allées sablées pour les cavaliers et les voitures. Quant à la foule elle est partout, dansant sous les arbres, courant dans les prés, glissant en gondoles sur le lac, emplissant les kiosques, les tentes, les restaurants, les buvettes, les chevaux de bois, les tirs, les jeux de toute sorte.

Le costume des dandys hongrois leur sied à merveille. Le pourpoint serré cambre la taille mince ; la plume de gerfaut du toquet accompagne bien les cheveux longs et la moustache retroussée ; le pantalon collant dessine les contours de la jambe, une vraie jambe de cavalier, fine et nerveuse ; une paire de bottes molles, aux éperons sonnants, complète le costume, élégant avec un certain air de crânerie.

Les faubourgs de Pesth sont remplis de guinguettes qui, le dimanche, se transforment en salles de danse, spécialement fréquentées par la classe ouvrière et les domestiques des deux sexes. C’est là que la joie populaire se manifeste dans toute la vivacité de ses allures, là qu’il faudrait dessiner les types et les costumes, si tous les types ne se fondaient dans la même expression d’ardente gaieté, si tous les costumes ne s’entremêlaient en bondissant, emportés par les deux temps de la valse, véritable tourbillon, où l’on n’entrevoit que des bras qui s’enlacent, des yeux qui flamboient, des piétinements et des éclats de rire. Quel air heureux ont ces bonnes servantes un peu replètes ! Quels jarrets et quels muscles d’acier ont leurs danseurs qui les enlèvent à bout de bras en pivotant sur un talon !

Un autre lieu de promenade et de rendez-vous pour la fashion et la bourgeoisie pesthoises, c’est le Brückenbad (Bain du Pont), situé sur la rive droite du Danube, un peu en amont de Bude. La montagne contre laquelle cette ville est adossée abonde en sources thermales. Les Romains qui avaient à Bude une station sous le nom de Sicambria, et plus tard, les Turcs, comme eux grands amateurs d’eaux, n’avaient eu garde de négliger cette richesse naturelle. Cinq bains magnifiques, œuvre de ces