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cune armée aient un service aussi dur et aussi peu glorieux qu’est celui des gardiens des confins militaires, à la fois soldats, douaniers et hommes de police !

Il s’en trouve un assez bon nombre sur notre bateau. Ils sont vêtus d’une courte tunique de toile et d’un pantalon de drap bleu. Leur bonnet de police a une forme singulière. Posé en bataille, il ressemble à une mitre d’abbé du douzième siècle ; de profil, il se transforme en une casquettes double visière, l’une devant, l’autre derrière ; mitre et casquette sont d’un aspect peu gracieux. Plusieurs ont avec eux leurs femmes, pauvrement vêtues d’indienne, sans châle et sans manteau, quoique la matinée soit fraîche. Jeunes encore, assez jolies, l’air très-doux, résignées plutôt que tristes, je ne crois pas qu’elles aient jamais songé à se plaindre de leur sort ; peut-être n’ont-elles pas l’idée d’une situation meilleure. De jeunes enfants, aux cheveux blonds et bouclés, dorment sur leurs genoux, ou jouent à leurs côtés : c’est la meilleure part de leur bagage, dont le restant tient dans un paquet gros comme la moitié d’un traversin.

On me dit que les grenzer sont peu aimés de la population, qu’ils sont brutaux, antipathiques à la discussion et pratiquent l’avertissement à coups de fusil. Ils ont cela de commun avec tout ce qui porte l’habit de soldat en Autriche. Mais est-ce bien à eux qu’il faut s’en prendre ? Voici, par exemple, sur le pont un de ces grenzer dont le marmot s’obstine, malgré la pluie, à rester dehors pour voir courir l’eau. Le brutal soldat, bonhomme de père, le tient dans ses bras enveloppé de sa grande capote, et reçoit généreusement l’averse sur sa tête nue, pendant que le gamin abrite sa face rose et mutine sous le bonnet de police paternel. Les consignes militaires sont ce que la politique les fait ; et en voyant avec quelle bonhomie ce vétéran obéit à celle de la nature, je ne peux m’empêcher de penser qu’il ne ferait pas son service avec moins de zèle, parce que ce service serait plus humain et lui attirerait moins de haine.

Vue du château de Rama. — Dessin de Lancelot.

Aujourd’hui que ni l’invasion des Turcs, ni celle de la peste ne sont à craindre, le système des confins militaires n’a plus de raisons d’être. Cependant l’Autriche le maintient, et le maintiendra sans doute encore pendant longtemps. C’est à la fois pour elle une mesure de fisc et de gouvernement.

Mais à présent que le lecteur a fait connaissance avec cette notable portion de l’armée autrichienne qu’on appelle les régiments-frontières, il trouvera bon, je pense, que je lui présente le reste des passagers de notre bateau.

Le personnage le plus curieux était un vieil Osmanli — il serait plus sûr de dire musulman — au visage basané, aux vêtements usés, décousus, troués, mais vierges de tout raccommodage. Il venait vraisemblablement de Belgrade, et semblait pratiquer quant à sa personne le système de laisser-finir qui fait actuellement le fond de la politique turque, je ne dis pas à Constantinople, où l’on s’ingénie encore à sauver les apparences, mais partout dans l’intérieur où l’on ne se donne même plus cette peine. À quoi bon ? On ne sauve pas ce qui est destiné à périr. J’avais suivi avec intérêt ses manœuvres sur le pont, pendant qu’il cherchait un endroit commode pour installer sa pauvre vieille femme aveugle