Page:Le Tour du monde - 11.djvu/87

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d’une échelle de bois conduisant à un gradin naturel, d’où l’ascension se continue par un escalier taillé dans le roc. À l’angle extrême est posée une petite guérite de paille qui ne doit pas peser lourd au vent, quand il souffle avec violence du côté du fleuve. Quelle triste vie l’on doit mener la-haut, et que je plains le sort de ces malheureuses sentinelles condamnées à braver sur cette pointe de rocher, durant de longues heures, toutes les intempéries de l’atmosphère ! Tout en m’apitoyant sur le sort de ces martyrs de la consigne, je pense à l’admirable vue dont ils doivent jouir, et dont je voudrais bien avoir ma part. Mais à peine ai-je posé le pied sur le premier échelon, que trois ou quatre voix parties simultanément de divers points sur les hauteurs me crient la même phrase. Je n’en saisis pas le sens, mais il est aisé de juger, d’après l’intonation, qu’elle ne contient pas un souhait de bienvenue. J’abandonne ce perchoir inhospitalier, et continue ma course et mon examen en me rapprochant du fleuve.

Vis-à-vis Orsova. — Dessin de Lancelot.

Ses eaux, qui conservent la belle teinte verte qu’elles ont prises depuis Cazan, commencent à s’agiter et à bouillonner, et déjà, au milieu de son lit, apparaissent quelques rochers isolés. Sur la rive serbe la déclivité très-rapide et entièrement boisée et les arbres arrivent jusqu’au fleuve protégés par de gros rocs rougeâtres. Du côté ou je me trouve, les talus qui soutiennent la route sont échancrés en petites baies et disloqués en promontoires qui, par l’obstacle qu’ils opposent au courant, redoublent sa force et sa rapidité. J’avise au-dessus de moi, à gauche, une terrasse naturelle s’élevant à une assez grande hauteur, dont l’accès me paraît assez facile, et qui ne porte ni corps de garde ni guérite : c’est l’observatoire que je cherche depuis longtemps. Arrivé au sommet, je me trouve nez à nez avec un soldat en faction près de deux bâtons et d’un fagot de broussailles surmonté d’un bouchon de feuillage, comme une enseigne de cabaret de village. Oh ! l’honnête et bonne figure de soldat, malgré ses deux longues moustaches cirées qui se roidissent en queue de rat ! Celui-là ne me dit rien ; il me regarde d’un air tranquille, ni surpris de ma venue, ni fâché de ma présence. Enhardi par cet accueil, je le salue de la tête, en ami, il me répond de même ; j’allume un cigare et lui en offre un autre avec une allumette enflammée, il accepte, cela me semble d’un bon augure, et soignant mon accent, je lui dis : — Ich bin maler (je suis peintre). Comme il était en train d’allumer son cigare, il me fait un signe de la tête : compris ! j’ajoute en ménageant mes mots allemands, et pour cause, et en suppléant à leur petit nombre par un geste circulaire embrassant tout le paysage autour de nous : — Darf man zeichnen (Peut-on dessiner) ? et je promène mon crayon sur mon album. Je ne crois pas qu’on pût s’exprimer plus clairement et mieux indiquer l’intention de faire un croquis tout en sollicitant gracieusement l’approbation et la bienveillance de l’autorité. Aussi fus-je parfaitement compris de mon interlocuteur qui me dit en me désignant et me nommant chaque objet l’un après l’autre d’un ton de démonstration théorique : Die berg. — Oui, j’entends, la montagne ? Il ajoute : Nein ! et continue : Die strass. — Oui, la route ? — Nein ! Die fluss. — Oui, le fleuve ? — Nein ! — Die pfad. — Oui, le sentier ? — Nein ! » Non ! toujours non ! Hélas ! il me