Page:Le Tour du monde - 11.djvu/89

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rues, de revoir ce que je n’avais qu’entrevu, en réglant à loisir, sur les variations graduées de l’ombre et de la lumière, mes heures de repos et de travail. Je n’ai pas d’autre intention ici que celle d’indiquer un sentiment — disons, si vous le voulez, un instinct — commun à tous les artistes, et ce n’est nullement, comme on va le voir, une fanfare que j’exécute en l’honneur de ma bravoure.

Sentinelle autrichienne. — Dessin de Lancelot.

Au moment où, tout entier à l’idée qui s’était emparée de moi, je n’aspirais qu’à m’élancer, mon album sous le bras, à travers les entreprises les plus périlleuses, j’avisai tout à coup, à six pas derrière moi sur la route, un tsigane bronzé, crépu, déguenillé, qui rampait sur le sol. Un autre, blotti entre le parapet et le fleuve à l’entrée d’une hutte d’écorce, m’épiait d’un air sournois, tandis qu’un troisième faisait le guet au tournant qui conduit à Orsova.

Comment à ce moment un souvenir que je devais croire bien loin de ma pensée, le souvenir de Claude Frollo penché sur le haut de la tour de Notre-Dame et précipité dans le vide par Quasimodo, vint-il à traverser mon esprit comme une vision ? Par quel autre phénomène, aussi inexplicable, pus-je dans l’espace de moins d’une seconde sentir, voir et calculer à la fois mille choses : la distance du parapet au fleuve, comment il suffirait d’une légère secousse pour me précipiter, comment le premier coquin était bien posté pour déterminer le choc, le deuxième convenablement à portée pour me recevoir au moment de la chute ; le dernier, était-ce bien le dernier ? le troisième plutôt, plein de confiance dans la solitude ? Je ne pouvais m’empêcher de rendre justice mentalement à leur talent de stratèges. Le lieu et l’heure étaient bien choisis, l’embuscade bien dressée ; nul témoin à portée, et le Danube placé là tout exprès pour emporter au loin et dérober à tous les regards le corps du délit. Le corps du délit, c’était moi, et je me voyais, spectacle maussade, ballotté par les flots contre les pointes aiguës des rochers. Mes pauvres croquis voguaient emportés vers la mer Noire pendant que les trois païens se partageaient mes dépouilles. Que faire ? Une réminiscence de Victor Hugo m’avait révélé, comme par intuition, le péril ; une réminiscence de Corneille me fournit le moyen d’en sortir (il est bon d’avoir lu les grands poëtes !). Comme le dernier des Horaces, je marchai à mes trois ennemis, avant de leur donner le temps de se rejoindre. Le premier, le plus déterminé, puisqu’il devait commencer l’attaque, en me voyant m’affermir sur mes jambes, ferma les yeux, amollit sa pose et dormit. Le deuxième disparut complétement sous sa hutte, comme un renard dans son terrier. Le troisième, le plus fin ! voyant l’opération manquée et sa part de prise perdue, tenta d’attraper au moins une aumône, et par une métamorphose subite, de voleur devenu mendiant, me tendit une main suppliante au passage. Pour le coup c’était trop fort. J’étais furieux déjà contre les rôdeurs, soldats ou larrons, qui tour à tour m’empêchaient de dessiner ou me troublaient dans ma contemplation. Ce dernier trait d’impudence acheva de m’exaspérer, et je jetai au nez du misérable trois nein ! nein ! nein ! avec un tel emportement que mon accent n’avait plus rien d’humain, ni même d’allemand. Il alla tout penaud rejoindre ses camarades, et je tirai du côté de la ville en répétant avec Georges Sand : « Mon Dieu !