Page:Le Tour du monde - 12.djvu/160

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« Ces gens sont fous ! » et il scandait, en les séparant, chacune de ses paroles avec une fureur qui, certes, n’était pas jouée. « Ah ! ces gens sont fous ! Vous l’avez dit, monsieur ! Moi, monsieur, je suis un employé du roi de Prusse. Ah ! ah ! ah ! vous dites que les employés du roi de Prusse, ils sont fous : ah ! je vous ferai voir si on est fou en Prusse, et si le roi de Prusse choisit des employés qu’ils sont fous : ah ! vous dites du mal du roi de Prusse ; suivez-moi chez le commissaire. »


Jeune fille russe en Lithuanie.

Ce beau raisonnement méritait une récompense. Je me contentai de parler plus fort que le gros huissier, sans lui donner un kreutzer. Je lui dis de laisser à sa place le roi de Prusse, qui ne pouvait malheureusement pas s’occuper des exactions de tous ses employés. Il se radoucit aussitôt.

« Eh bien, monsieur, moi, je vous montrerai que le roi de Prusse est capable de choisir ses employés : vous entrerez, monsieur. »

Nous entrâmes avec les autres visiteurs.


Deux paysans sur la route près de Tauroggen.

Quand nous eûmes assez longuement regardé ce que faisaient voir Les huissiers de la Kunzkammer, le gardien laissa passer à la sortie ceux qui étaient avec nous, et nous retenant vivement par nos pelisses :

« Ce monde-là ne connaît rien, nous dit-il ; ne vous en allez pas. Je vous montrerai ce qu’ils n’ont pas vu. »

Il nous conduisit dans la salle des gemmes ou des pierres précieuses, où se trouvent entre autres de monstrueuses topazes qu’il nous mit en main pour nous les faire soupeser.

Nous eûmes soin seulement, suivant sa recommandation, de ne pas les laisser tomber.

Nous quittons Berlin ; voici Magdebourg, Hanovre, Cologne.

Ici, l’étranger venant de Russie commence à sentir le voisinage de la France dans les mœurs extérieures, la langue et les usages. Un peu plus loin, nous entendons les enfants même et les pauvres gens parler français… Nous sommes en France ! À Bruxelles, on nous fait des difficultés pour viser nos passe-ports ; on veut nous voir et nous parler sous prétexte que nous pourrions être des Russes, mais bien plutôt de crainte que nous ne soyons des réfugiés.


Un juif lithuanien.

Aujourd’hui, me reportant à ce voyage, je me sens une certaine sympathie pour ce pays de Russie, qu’on peut juger très-durement, et dont les vices sont nombreux, dont le plus grand malheur peut-être est d’avoir été, par des procédés despotiques et nécessairement artificiels, recouvert, depuis Pierre le Grand, d’une mince couche de civilisation occidentale. Les classes élevées, polies, galonnées d’or, sont, suivant l’expression de Diderot, pourries avant d’être mûres. Les classes inférieures, douces, intelligentes, douées de pénétration, sont moins atteintes. L’étranger se rencontre rarement avec elles ; elles ne se présentent point à lui ; il faut qu’il aille les chercher. Ces populations, écrasées depuis deux cents ans sous un régime soi-disant patriarcal, mal enseignées, dépourvues d’éducation morale, ont, avec leurs défauts, qui sont ceux de l’esclavage, une certaine jeunesse, qui est l’avenir. Peut-être le salut leur viendra-t-il de publicistes exilés qui ne ménagent pas à la Russie de dures leçons. L’émancipation des asservis se fera dans un délai de douze ans, dit-on, mais les paysans se rendent compte de ceci, qu’on leur vend cher une liberté restreinte, et qu’avec le prix dont ils doivent payer au propriétaire actuel la cabane et l’enclos, ils achèteraient des terres, et des meilleures, dans toute l’étendue de la Russie. Plusieurs dans les villages disent que la terre est aux paysans, et qu’ils ont gagné, et au delà, ce qu’on veut leur vendre ! Par malheur pour tous, et quelques Russes en tombent d’accord, la Russie s’est fait elle-même, en s’incorporant la Pologne, une plaie que les remèdes les plus coûteux ne fermeront pas, il faut l’espérer, pour ne pas désespérer de la justice finale ; la Russie y perd son sang, dans la Lithuanie comme dans les autres provinces polonaises, en essayant d’accomplir une œuvre que ceux qui ne la haïssent point déclarent indigne d’elle.

d’Henriet.