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nombreux préparatifs, se trouva bientôt au complet ; trois jours avant celui qu’on avait fixé pour le départ j’étais à même de tenter les hasards de ma grande aventure.

Dans l’intervalle je crus devoir rendre à mes futurs associés la visite qu’ils m’avaient faite, et je les allai chercher dans le misérable caravansérail ou ils étaient établis. Ils y occupaient deux petites cellules : quatorze personnes logeaient dans l’une, dix dans l’autre, et je n’avais pas encore vu tant de misère et de saleté entassées dans un aussi étroit espace. L’impression que je ressentis alors ne s’effacera jamais de ma mémoire. Fort peu d’entre eux avaient de quoi se suffire jusqu’au terme de leur voyage ; le bâton du mendiant constituait l’unique ressource de presque tous. Je les trouvai se prêtant un secours mutuel pour certaine toilette dont les détails offusqueraient l’imagination de mes lecteurs, mais qui me devint nécessaire lorsque. j’eus quitté cet antre immonde.

Leur réception fut d’ailleurs des plus cordiales ; ils m’offrirent le thé, selon la coutume, et j’endurai tout au long le supplice d’avaler sans sucre un grand bol de l’eau verdâtre à laquelle ils donnent ce nom. Pour surcroît de malheur, ils voulaient me contraindre à renouveler l’opération, mais je les suppliai de m’excuser. Alors il me fut permis de serrer tour à tour dans mes bras chacun de mes nouveaux collègues. Je reçus de tous le baiser fraternel, et quand j’eus rompu le pain séparément avec chaque membre de l’association, nous nous assîmes en cercle pour délibérer sur la route à prendre.


Hadji Bilal, pèlerin tartare, compagnon de Vambéry. — Dessin de É. Bayard d’après Vambéry.

Ainsi qu’on l’a vu, nous n’avions à choisir qu’entre deux chemins, l’un et l’autre semés de périls et traversant le Désert dont les Turkomans se sont fait une patrie ; nulle autre différence que celle des tribus au milieu desquelles il faudrait passer. En prenant par Meshid, Merv et Bokhara nous abrégions très-certainement, mais il fallait affronter les tribus tekké, les plus sauvages de leur race, connues pour n’épargner qui que ce soit, et qui n’hésiteraient pas à vendre comme esclave le Prophète lui-même s’il venait à tomber entre leurs mains. Sur l’autre route, se trouvent les Turkomans Yomut, peuple relativement honnête et hospitalier ; mais celle-ci nous condamnait à traverser le Désert sur un espace équivalant à quarante stations, sans espoir d’y trouver une seule source d’eau douce et potable. Après quelques observations, ce fut à cette seconde alternative que s’arrêtèrent nos chefs :

« Mieux vaut, disaient-ils, lutter contre la perversité des éléments que contre celle des hommes. Nous sommes sur les voies de Dieu, et ce Dieu toujours clément ne nous abandonnera certainement pas. » Pour mettre le sceau à cette résolution définitive, Hadji Bilal implora les bénédictions d’en haut. Tandis qu’il parlait nous avions tous levé les mains vers le ciel ; et lorsqu’il eut fini, chacun de nous, empoignant sa barbe, prononça tout haut le mot « Amen ! »

La séance levée, on m’avertit que je devrais me trouver au même endroit deux jours après et de très-bonne heure, si je voulais partir en même temps que le reste de la caravane.

Je revins à l’ambassade, et pendant ces deux journées, j’eus à soutenir contre moi-même une lutte des plus pénibles. Je ne pouvais m’empêcher de comparer les dangers vers lesquels j’allais courir aux résultats que mon voyage pouvait avoir ; je soumettais à l’examen le plus rigoureux les mobiles qui me poussaient en