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l’égaritea s’arrêta, par mon ordre, devant ce campos ubi Troja fuit que je contemplai avec le mélancolique respect que j’ai pour les choses du bon vieux temps. Rien ne restait de la Mission défunte ; la forêt primitive avait reconquis son domaine et, sur l’aire du village fondé par les Jésuites, s’élevait le tronc blanc, lisse et droit d’un bombax, qui me fit l’effet d’une stèle funéraire destinée à rappeler aux passants qu’ici-bas l’homme et son œuvre ne sont que poussière et fumée.

À une courte distance de cet Omaguas à jamais disparu, s’évase la bouche de l’Ambiacu auquel notre carte a donné, par faiblesse ou par condescendance pour le poncif adopté par les cartographes, la configuration d’une rivière, bien que dans notre opinion cet affluent ne soit qu’un canal alimenté par l’eau du Napo et venant se dégorger dans l’Amazone. Quelques familles d’Indiens Orejones baptisés et catéchisés vivent à l’entrée de cette pseudo-rivière qui communique directement avec le Napo et reçoit, à l’endroit appelé Masan, deux affluents sans importance. Au milieu de l’embouchure de l’Ambiacu, à égale distance de ses deux rives, se dresse un îlot de glaise bleuâtre, si bien durcie par le soleil, si bien effritée par les pluies, qu’à cinquante pas on croirait voir un bloc de pierre ; d’épaisses végétations couvrent son sommet et donnent un cachet pittoresque à sa physionomie.

Les haltes que nous venions de faire devant l’ancien Omaguas et le rio d’Ambiacu, si courtes qu’elles eussent été, avaient donné au soleil le temps de disparaître ; le jour baissait rapidement et une lieue espagnole, équivalant à six kilomètres de France, nous séparait encore de la Mission de Pevas où je comptais trouver le vivre et le couvert. Un moment je crus qu’il me faudrait renoncer à l’atteindre ; mes hommes, las du travail de la journée, parlaient déjà de s’arrêter sur une plage pour y passer la nuit ; un doigt de tafia que j’eus l’idée d’offrir à chacun d’eux, changea leur détermination et parut leur prêter de nouvelles forces. Après avoir bu et s’être encouragés de la voix et du geste, ils enfoncèrent résolûment dans l’eau leurs rames spatulées, et bientôt l’égaritea fila rapidement le long des plages où des engoulevents, oiseaux crépusculaires, volaient par soubresauts comme des sauterelles qui bondissent.

Quebrada et îlot d’Ambiacu

Au milieu de l’obscurité qui ne tarda pas à nous envelopper, le pilote allait tâtonnant et cherchant sa route. Tout à coup un point lumineux, clarté de feu follet ou de ver luisant, brilla devant nous dans la perspective ; les marins poussèrent un hourra joyeux. L’embarcation, lourde phalène, attirée par cette lumière, précipita sa marche et vint enfin aborder au pied d’une colline, dans les flancs de laquelle un escalier était taillé à coups de bêche. Cet escalier rustique conduisait à la mission de Pevas ; je commençai à le gravir au pas de course ; mais l’humidité du soir, en détrempant l’argile de ses marches, les avait rendues si glissantes, qu’avant d’atteindre la dernière, j’avais déjà fait cinq ou six culbutes.

C’est couvert de boue de la tête aux pieds que j’allai frapper à la porte du couvent de Pevas. Après les questions d’usage faites à travers l’huis, un Indien l’ouvrit et me livra passage ; d’abord, au sortir des ténèbres, l’éblouissement que me causa la clarté d’une lampe à trois becs m’empêcha de rien distinguer ; j’entrevis confusément comme une caverne spacieuse encombrée d’armes et de butin, au centre de laquelle se tenaient immobiles deux hommes en chemise et coiffés de rouge, qui me firent l’effet de contrebandiers catalans. Mais cette hallucination dura peu ; mes yeux s’accoutumèrent au rayonnement de la lampe ; ce que j’avais pris pour une caverne ne fut qu’une grande boutique, pourvue de rayons et de marchandises et dans les contrebandiers catalans je reconnus deux frères lais, en train de faire leur toilette nocturne et souriant de mon air ahuri.

Fondée en 1685, par les Jésuites de Quito, sous l’invocation de saint Ignace de Loyola et au profit des indiens Pehuas qui habitaient à cette époque dans l’intérieur du pays les rives de quelques affluents du Napo et de l’Iça, la Mission des Pehuas que, par corruption, on écrit Pevas, exista d’abord entre l’embouchure du rio d’Ambiacu que nous laissons en arrière et l’endroit où nous venons d’aborder. Sa durée en ce lieu fut de cent trois ans. En 1788, les néophytes, ayant assassiné le chef de la mission, se retirèrent dans les bois, aban-