Page:Le Tour du monde - 14.djvu/154

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au seuil de ce labyrinthe de plaines de sable ou de montagnes rocheuses, où le regard cherche en vain un point de ralliement, un refuge contre le vide terrifiant, contre le néant de la vie.

Le plus magnifique fleuve encadré de son éternelle verdure, le Nil aux eaux fécondantes et plein de vie, va nous conduire dans ces affreuses solitudes.

Notre bateau à vapeur bat de l’aile sur l’onde molle du fleuve ; il déroule devant nous des rives semées de villages que dominent de gracieux palmiers ; çà et là gisent les plus antiques ruines, ruines simples et grandioses où nos pères en civilisation, étonnés de leur puissance, firent de prodigieux efforts pour dire au monde et aux siècles futurs : l’homme est devenu le roi de la terre.

Pendant toute notre navigation en Égypte, notre bateau glissa entre ces magnificences de l’homme et de la nature, et chaque soir, lorsque le soleil disparaissait sous l’horizon, le plus magnifique effet de crépuscule se présentait à nos yeux éblouis. Les vapeurs empourprées du soir commençaient à nous envelopper de leurs mille nuances transparentes ; les bords de l’horizon semblaient éclairés par les reflets d’un vaste incendie du désert, derrière les croupes sombres des montagnes. Par une transition insensible, cet horizon empourpré du ciel se fondait dans l’azur étoilé de la voûte. La lune remplissait l’espace de ses pâles clartés et donnait un aspect vaporeux à tous les accidents de la campagne. Le Nil, ce roi des fleuves, présentait en ce lieu une largeur imposante ; sa surface unie comme une glace, reflétait les profondeurs et les astres du ciel. Sa rive couronnée de palmiers, semblait une frange suspendue dans l’espace, tant la surface unie et brillante du Nil ressemblait au ciel qu’elle réfléchissait, et le navire, en glissant sur le fleuve entre ce monde réel et le monde reflété, paraissait naviguer dans l’espace infini des cieux.

Les quelques Européens présents sur le pont du bateau (un Turc, le colonel Yousouf-Effendi, deux Russes, le colonel Kovalewski et M. Cinkovski, un docteur) étaient avec moi véritablement en extase devant ce nouveau et ravissant spectacle, dont les plus belles soirées d’Europe ne peuvent donner qu’une faible idée.

Quant aux indigènes, nos compagnons de voyage, assez heureux pour avoir obtenu leur passage sur le Marquep-el-Nar (bateau à feu), cet effet qui se reproduit presque chaque soir, ne pouvait leur procurer les mêmes sensations qu’à nous. Quelques-uns étaient nonchalamment accroupis sur le pont et drapés dans des haillons ; ils égrenaient simultanément entre leurs doigts les grains d’un long chapelet, et entre leurs lèvres les syllabes entrecoupées d’une oraison indéfinie. D’autres, dont le vêtement chamarré d’or et de couleurs vives indiquait ou des chefs, ou des gens d’une position plus fortunée, ou des effendis (savants), faisaient la prière avec force démonstrations gymnastiques, ou exhalaient quelques bouffées de fumée blanche qu’ils aspiraient gravement de leurs longs chiboucks ; mais aucun de ces hommes ne semblait voir le magnifique spectacle de la nature qui nous entourait, et auquel ils sont sans doute habitués. Ils étaient pour nous le complément du tableau et nous fournissaient une sorte de spécimen de la vie orientale, résumée dans ces trois principaux accidents : Far niente, prier et fumer.

Après avoir passé en revue les splendeurs de la haute Égypte, nous étions, à la fin de janvier, à l’entrée du désert de Korosko ; là commençait réellement notre voyage.

Le soir du 31 janvier, soixante-dix chameaux, trois baudets, quarante conducteurs, quatre-vingts grandes outres, et une multitude de ballots étaient établis sur la plage de Korosko. Les conducteurs, à demi nus, courbés sur les ballots, disposaient les liens pour les accoupler et les suspendre aux selles des chameaux.

Le lendemain, au point du jour, chacun était à l’œuvre : un premier jour de marche, l’équipement est toujours plus long que les suivants ; néanmoins, tout fut prêt en quelques heures.

Nos chameliers et autres gens de service firent leurs ablutions et leurs prières, demandant au Prophète d’appeler sur eux la protection d’Allah et du bienheureux cheik Abou-Hamed, patron du désert, pendant ce périlleux voyage jusqu’à Berber, dont quatorze journées de marche nous séparaient.

Enfin nous nous mîmes en route, comptant arriver heureusement à notre but. Inchahallah ! s’il plaît à Dieu, dirent nos chameliers.

La caravane commença à défiler dans une gorge que présente la chaîne des montagnes de la rive droite du Nil. Bientôt, nous nous trouvâmes engagés dans une suite de défilés tortueux, à travers des montagnes de grès brun disposé par couches horizontales, où nuls végétaux, nuls insectes ne se montrent. Plus on avance, plus les circuits se multiplient. De nombreux défilés se présentent dans toutes les directions et découpent tellement les montagnes, qu’elles ressemblent à une agglomération de formes coniques sortant de la terre. Les gorges qui les séparent présentent un fond nivelé par les sables que les vents du désert y déposent.

À chaque passage difficile on rencontre des carcasses, squelettes d’animaux qui, partis de l’autre extrémité du désert, n’ont pu atteindre leur but. Quelques petits cailloux et quelques pierres plantés dans le sable, selon un certain ordre, indiquent aussi que des hommes ont subi le même sort.

Tout le jour nous continuâmes à marcher dans ce dédale. Toutes les gorges, toutes les montagnes se ressemblent, et mon imagination effrayée songeait au sort des malheureux que leur mauvaise étoile égare dans cet inextricable réseau de ravins ensablés.

L’aspect sinistre de ces lieux ramenait involontairement à ma pensée des malheurs dont j’avais récemment lu les récits relatifs à ce désert toujours qualifié de redoutable. « Une terrible catastrophe vient de s’accomplir dans le désert de Korosko, » était une des phrases qui me revenaient sans cesse à la mémoire, en voyant tant d’ossements.