Page:Le Tour du monde - 14.djvu/179

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nous disaient assez que nous étions dans un lieu entouré de belles forêts et loin de toute habitation.

Lorsque chacun se disposa à sommeiller, je montai sur la dunette pour jouir plus tranquillement de la suave nuit qui nous enveloppait. Tout bruit ayant cessé sur notre barque, les animaux de la forêt, que j’entendais alors de loin comme de près, me parurent beaucoup plus nombreux, et, dans ma position hors de danger, j’écoutai sans crainte la sauvage harmonie de leurs cris variés.

Tandis que je prêtais l’oreille à ces cris lointains et rapprochés, doux ou sonores, graves ou aigus, une idée de l’infinie variété de la création se présenta à ma pensée.

J’écoutais les bruits, à peine perceptibles, de petits êtres qui grignotaient dans les planches du navire, lesquels sont déjà de gros animaux à côté d’autres que nous montre le microscope ; puis, avec l’échelle des voix nocturnes qui venaient sur tous les tons à mon oreille, je remontais jusqu’à ces puissants éléphants, nos voisins du moment, auprès desquels nous ne sommes nous-mêmes que des pygmées. Pendant que je songeais à la multiplicité des êtres qui pullulent ainsi sur toute l’étendue du globe, mes yeux, fixés au firmament, entraînèrent ma pensée vers un théâtre infiniment plus vaste encore.

Au milieu de mes réflexions, tout à coup un son puissant et sonore me rappela sur le tout petit globe terrestre auquel j’appartenais, et à l’imperceptible milieu dans lequel je vivais. Quelques-uns de nos hommes, que ce bruit avait réveillés en sursaut, se dressèrent à demi pour consulter les alentours de leurs regards. « Di-e-di ? qu’est-ce, qu’y a-t-il ? » me dit l’un d’eux. Bien que j’eusse moi-même parfaitement entendu, j’étais encore plus embarrassé qu’eux ; je ne pus leur répondre, et, ne voyant rien, ils se recouchèrent peu après. Pourtant, en y réfléchissant, je fus tenté d’attribuer ce son puissant aux éléphants que je savais être dans notre voisinage. Plus tard, dans la Nigritie, je fus à même de reconnaître que ma conjecture, à cet égard, était fondée, et que le son retentissant que j’avais entendu était celui que produit l’éléphant avec sa trompe. L’idée que ces animaux étaient près de notre barque, et que de leurs longs naseaux mobiles ils pouvaient venir flairer et fouiller la couchette à ciel ouvert que j’occupais, troubla quelque peu la sécurité dans laquelle je me complaisais. La nuit étant d’ailleurs avancée, je résolus de rentrer dans la cabine pour goûter un peu de repos.

Avant que j’y eusse pénétré, un vaste bruissement de feuilles, de branchages et de froissement de graviers, se produisit non loin de moi ; je m’arrêtai aux aguets, et il me sembla que ce devaient être les éléphants, qui, ayant reconnu la barque ou entendu le bruit que je faisais, au lieu de venir sus, pénétraient dans la forêt. Peu après le bruit s’éteignit par l’éloignement, et je gagnai mon gîte. Les cris des autres animaux devenaient aussi de plus en plus rares.


Forêt grandiose, ses accidents. — Une correction turque. — Pénible route, les saisons. — Le baobab. — Principaux arbres. — Nature géologique du Sennâr. — Montagnes primitives et leurs habitants. — Les carcans de l’esclavage. — Douleurs et regrets. — Fa-Méka, pauvre palais. — Fa-Zoglo.

Nous avions ainsi remonté le fleuve Bleu jusqu’au village de Rosseires sur les limites du pays des nègres. Ici la végétation forestière est vraiment grandiose. L’homme, et même le chameau, ne sont que des insectes, comparés aux géants du règne végétal qui peuplent ces lieux ; notre planche de la page 181 peut en donner une idée. Un certain nombre de monstrueux baobabs peuplent ces lieux ; leurs troncs, sans être les plus gros qui existent, atteignent jusqu’à vingt mètres de circonférence. De très-grandes espèces d’arbres appartenant à la famille des figuiers, des tamarins très-développés, des sterculias et quelques autres, accompagnent noblement ces colosses de la nature végétale. D’autres espèces servent à mettre en relief les premiers par leurs formes déliées ou par la nature particulière de leur feuillage. Il résulte de cet ensemble un effet aussi magnifique que saisissant. C’est jusqu’à vingt mètres de hauteur et plus que s’élèvent les voûtes de ces grandioses forêts.

Les chameaux qui portaient nos provisions nous ayant précédés à Rosseires, notre caravane fut bientôt prête, et nous fîmes encore une marche le soir du 12 mars pour aller coucher au village d’Hazaza, le deuxième que l’on rencontre au sud de Rosseires.

La nuit fut si belle, que nous ne fîmes pas dresser nos tentes ; on nous apporta des lits de sangle en usage dans le pays ; c’est le ferche dont nous avons parlé ; ordinairement ces couches sont des lits de procuste ; la tête appuie sur une traverse, tandis que les tibias appuient sur l’autre ; il ne faut rien moins qu’une longue habitude ou une extrême fatigue pour dormir dans cette position. Nous eussions certainement préféré coucher sur la terre ; mais les insectes, et notamment les fourmis blanches, rendent nécessaire l’usage de ces lits. On ne leur donne guère de longueur afin que la tête, portant sur l’extrémité, la chevelure des indigènes, si soigneusement tressée, selon l’antique usage égyptien, puisse pendre en dehors, et ainsi être garantie des dégâts qu’occasionnent les froissements.

Le lendemain 13 mars, nous commençâmes à apercevoir un peu distinctement les lointains sommets de la Nigritie au sud, et du Kouara à l’est. Nous continuâmes notre route à travers une vaste et interminable forêt, ou l’on ne rencontre que quelques clairières, le plus souvent factices, autour des villages ; néanmoins la plupart des essences sont maigres et épineuses. Tout ce pays forme une immense plaine légèrement ondulée, et dont on n’aperçoit aucune limite, si ce n’est les quelques sommets dont je viens de parler. Sur notre route, non loin du fleuve, nous rencontrâmes de petits monticules qui paraissent dus à l’accumulation de la terre, des détritus et du sable apportés par les vents, et qu’une végétation accidentel-