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cette rivière arrose un pays sauvage et désert, sans autres habitants que les tribus errantes des Sioux, des Chipeouays et des Assiniboines[1].

Après avoir bien marchandé, nous finîmes par acheter à quelques métis deux canots d’écorce de bouleau. L’un était tout perforé de trous de balles ; l’autre, délabré, faisait eau. Nous essayâmes d’engager à notre service un guide, qu’il fût métis ou Indien ; mais ce fut peine perdue. Les vagues rumeurs qui annonçaient la probabilité de la prise d’armes des Sioux étaient suffisantes pour effrayer ces lâches.

Nous n’emportâmes que peu de provisions, car nous étions convaincus que notre voyage ne durerait pas au delà de huit à dix jours, et nous savions que nous trouverions, tout le long de la rivière, beaucoup de canards. Il nous parut donc suffisant d’avoir une vingtaine de livres de farine et de pemmican ; une dizaine de livres de viande salée de porc, un peu de graisse, de l’amadou et des allumettes, une petite quantité de thé, du sel, du tabac et beaucoup de munitions. Une marmite en fer blanc, une poêle à frire, quelques couvertures et, pour chacun de nous, un vêtement imperméable, une hachette, un fusil et un couteau de chasse : tels étaient les compléments de notre équipage.

Le lendemain nous partîmes tout seuls. Milton avec Rover était dans le plus petit canot ; Treemiss et Cheadle dirigeaient le plus grand. D’abord notre navigation ne fut pas fort habilement conduite, et nous nous trouvions assez inexpérimentés à manier la rame.

Un canot d’écorce de bouleau est si léger sur l’eau qu’il suffit d’une bouffée de vent pour le faire dériver comme une coquille de noix ; et quand le vent vous est contraire, ramer est un travail aussi lent que fatigant. Mais, au bout de peu de temps, nos progrès étaient merveilleux. Milton avait une longue pratique de cet art, et les deux autres avaient souvent dirigé de légères et agiles embarcations sur l’Isis et la Cam[2].

Nous descendions donc assez agréablement, pagayant à notre aise et flottant tranquilles, à l’aide d’un courant paresseux. La journée était chaude et brillante. Nous recherchions l’ombre gracieuse des arbres qui ornaient les rives des deux côtés ; le silence des bois n’était interrompu que par le bruit de nos avirons, les sauts des poissons ou les cris de quelque oiseau ; l’écureuil se jouait et gazouillait au milieu des rameaux des arbres, le pic moucheté frappait de son bec le tronc creux, et, perches sur la cîme la plus élevée de quelque géant desséché de la forêt, l’aigle et le faucon jetaient leurs cris rudes et discordants. Ça et là, le long des rives, des essaims de loriots noirs et dorés se groupaient dans les buissons ; le martin-pêcheur au gai plumage voltigeait en passant ; des canards et des oies nageaient sur l’eau, et le pigeon à longue queue d’Amérique s’élançait comme une flèche au-dessus des arbres. À l’approche de la nuit, des centaines de hiboux huaient autour de nous ; le whip-poor-will (on fouette le pauvre Guillaume) nous faisait tressaillir par la fréquence et la rapidité de ses appels, et le plus mélancolique de tous les oiseaux, le plongeon imbrim, éjaculait ses lamentations lugubres sur le bord d’un lac voisin. Ces scènes et ces rumeurs sauvages, jointes à l’étrange sensation de la liberté, de l’indépendance absolue où nous nous trouvions, nous charmaient profondément.

Nous avions abattu autant de canards qu’il nous en fallait. Nous débarquâmes donc au coucher du soleil, et, tirant nos canots hors de l’eau, nous les mîmes sous les buissons qui bordaient la rivière à l’abri des regards de quelque Indien hostile ou errant, puis nous campâmes pour la nuit à la lisière de la prairie. Avant que nous eussions fait la moitié de nos préparatifs, la nuit était noire.

Notre inexpérience nous mit dans un cruel embarras au sujet du bois sec qu’il fallait amasser pour notre feu et pour notre cuisine. Cependant nous finîmes par réussir à plumer, à fendre en deux et à ouvrir en aigles déployés nos canards ; ils furent rôtis sur des bâtons à la façon indienne, et en y joignant un peu de thé et quelques dampers ou gâteaux de pain sans levain, nous nous procurâmes un fameux repas ; puis nous nous roulâmes dans nos couvertures, sous la voûte des cieux, car nous n’avions pas de tente ; mais notre sommeil manqua de son calme habituel : il subissait l’influence des récits que nous avions entendu faire sur les maraudes des Sioux, et nous ne dormions que d’un œil…

Une semaine environ après notre départ de Georgetown, nous fûmes assaillis pendant la nuit, sur la rivière, par une tempête furieuse.

Nous nous trouvions dans le foyer même de la tempête. L’air était surchargé d’électricité, et, selon le changement des vents, le fluide électrique se jouait en passant dans nos cheveux et les hérissait. L’odeur de l’ozone avait tant de force qu’elle nous faisait ronfler et qu’elle nous obligeait à remarquer ce phénomène, parmi les autres plus terribles qui signalaient la tempête.

Nous essayâmes de prendre terre tout de suite, mais les ténèbres avaient une telle intensité qu’il nous fut impossible de parvenir à distinguer, pour les éviter, les saillies et les arbres abattus qui encombraient la rive aussi glissante qu’escarpée. La force du courant nous lançait contre ces obstacles, de façon à nous faire comprendre qu’il nous fallait abandonner notre dessein, si nous ne voulions ni être coulés à fond ni voir déchirer les bordages de nos embarcations, presque aussi frêles que du papier. Nous n’aurions eu dans ce cas que bien peu de chances de salut, car la rivière était profonde.

  1. Les Chipeouays vivent entre le haut Missouri et le lac des Blois, conséquemment dans la vallée de la Rivière Rouge du nord. Plus haut, à l’ouest de cette rivière, entre la rivière Souris et le lac Manitoba, on trouve des Assiniboines ; mais le gros de ces tribus, qui sont une division des Sioux, est dans l’angle que forment aux États-Unis le Missouri et la rivière de Pierre Jaune, entre les Gros-Ventres et les Pieds-Noirs. (Trad.)
  2. L’Isis passe près de Cirencester et se réunit en amont d’Oxford à la Thame, pour former la Tamise. La Cam arrose l’île d’Ely, de célèbre mémoire, et passe à Cambridge. (Trad.)