Page:Le Tour du monde - 14.djvu/263

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peu plus loin la grande route de Clermont à Bordeaux, nous nous trouvâmes, presque sans transition, sur le plateau des Dômes, en face du Grand-Puy.

À l’aspect de cette masse, imposante par l’angle qu’elle soustend avec l’horizon et par l’escarpement de ses pentes qui ne s’infléchissent sur aucun point de son contour au-dessous de quarante-cinq degrés, et se relèvent souvent jusqu’à soixante ; aux premiers regards jetés sur l’espace qui nous en séparait encore, zone sauvage dont la maigre végétation de genêts et de bruyères ne voile qu’à demi le sol de pouzzolane, tout mamelonné de scories, je sentis surgir du fond de ma mémoire l’image du Jorullo et de ces malpais ou champs phlégréens, qui pétris, injectés, boursouflés par les flammes et les vapeurs souterraines, forment la base du volcan mexicain, depuis l’heure où, dans la nuit du 28 au 29 septembre 1759, il se souleva tout entier du fond de l’abîme de feu, comme un fantôme noir (bulto negro).

J’avoue que ce ne fut pas sans efforts et sans peine que je parvins à m’abstraire de cette réminiscence évoquée de par delà l’Atlantique, et que pendant les trois jours que je passai sur les cimes, le long des flancs ou dans les cratères du groupe central des Dômes, elle me revint plus d’une fois à l’esprit comme une échelle de proportion applicable aux objets que j’avais sous les yeux ; comme un trait d’union reliant à travers d’incalculables siècles, les phénomènes d’hier, à ceux dont je foulais les vestiges sans date.

Pour atteindre le sommet qui a donné son nom à toute la chaîne, nous suivîmes un sentier tracé par les pluies et les troupeaux, à travers un col étroit, resserré entre les flancs du grand cône et l’amas de scories et de cendre, qui porte le nom de Petit-Puy de Dôme. Ce volcan d’éruption, entièrement différent de son colossal voisin, et par la forme et par la substance, n’a de régulier que son cratère, auquel ses contours arrondis comme au compas, et tapissés d’un épais gazon, ont valu des bergers de la montagne l’appellation de Nid de la Poule. Jusqu’au niveau de cette pastorale bouche ignivome, l’ascension du grand Puy n’offre aucune difficulté. Il n’en est pas de même à partir de ce point. La déclivité de sa pente, son revêtement serré d’herbes fines et de plantes grasses, ainsi que la vivacité de l’air ambiant, rendent l’accès de cette cime plus pénible que celle de beaucoup d’autres bien plus élevées, mais qui doivent à l’ampleur de leurs bases et de leurs contre-forts un isolement dans l’atmosphère moins absolu que celui du Puy de Dôme.

Chateaubriand rend en ces termes l’impression que lui a laissée cette ascension : « Je suis allé au Puy de Dôme par pure affaire de conscience ; la vue du haut de cette montagne est beaucoup moins belle que celle dont on jouit de Clermont. La perspective à vol d’oiseau est plate et vague ; l’objet se rapetisse dans la même proportion que l’espace s’étend. »

Sentant et écrivant en artiste, Chateaubriand a raison ; au point de vue scientifique, il a tort. Les chances d’une existence errante ont pu placer sous mes yeux de plus beaux panoramas que celui-ci ; mais jamais de plus curieux. Toute l’orographie de l’Auvergne, vivante et colorée, se déploie au-dessous et autour de nous. Depuis les masses bleuâtres, indiquant les contours lointains du Cantal, par-dessus les noires dentelures du Mont-Dore, jusqu’aux éminences qui entourent le Gour de Tazana, l’œil peut suivre les traces du feu souterrain qui a modelé le noyau autour duquel s’est constituée la France.

La cime que nous foulons forme le centre du grand bombement granitique dont la voûte, crevassée, à une des dernières heures géologiques de la terre, notre mère, a donné naissance à soixante-quatre volcans, alignés dans l’axe du grand Puy. On peut les dénombrer de son sommet : trente-neuf au nord, vingt-cinq au sud, une vingtaine d’autres hérissent encore les escarpements qui bordent le bassin de l’Allier, et, lorsqu’au delà de leurs crêtes, au delà des verdoyantes concavités de la Limagne, l’œil, arrêté à l’orient par les montagnes de la Loire, se tournera du côté opposé et s’égarera dans les lignes indécises des collines de la Creuse, estompées et bleuies par l’éloignement, il faudra avouer qu’il est rarement donné à l’homme de contempler une plus grande scène.

La plupart de ces volcans sont pourvus d’un cratère, quelques-uns même en ont plusieurs encore bien conservés. Cinq seulement, et parmi ceux-ci le grand Puy de Dôme lui-même, semblent n’avoir jamais fourni d’évents ou de cheminées aux émanations du foyer central. Ce sont de simples boursouflures d’une pâte minérale, poussée hors de l’écorce du globe par des vapeurs élastiques et brûlantes, et que sa nature particulière a mis à l’abri des affaissements et des crevasses lors de son refroidissement. Il en est résulté une roche blanche, légère, avide d’eau, rude au toucher. Baptisée du nom de Domite, d’après son gisement principal, elle a été depuis soixante ans, parmi les géologues, l’objet de divisions qu’ils eussent facilement évitées en songeant à combien de résultats divers on peut arriver en variant le dosage et le degré de calorique des mêmes bases chimiques.

Cette idée, trop simple, sans doute, pour être scientifique, m’est venue tout naturellement après quelques heures passées sur les flancs du Puy Chopine. Issu à l’extrémité nord de la ligne jalonnée par les bouillonnements de la matière domitique, il en contient à son centre un jet puissant, entre deux couches presque verticales de granit non altéré et de basalte pur, et témoigne ainsi dans sa masse bréchiforme des nombreuses transformations que les agents volcaniques, à l’œuvre dans le sein de la terre, peuvent faire subir à la roche primitive.

L’homme a-t-il été témoin de ces grandes manifestations des énergies intérieures de notre planète ? Cette question que nul ne peut se dispenser de faire en face de ces volcans éteints, en éveille immédiatement une autre au fond de la pensée : la communication de tous ces évents avec le foyer central est-elle si bien fermée qu’elle ne puisse se rouvrir ? Un soir, ayant remonté pendant deux lieues la coulée de laves du Pariou, nous pénétrâmes avec sa couche de scories fraîches et noires