Page:Le Tour du monde - 14.djvu/284

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ombres d’un autre temps, venues d’Écosse, à la faveur du brouillard, pour disputer en ce lieu. »

Au détour de l’amas de débris, nous apparurent alors les deux interlocuteurs. L’un, grand, gros, enveloppé de la tête aux pieds d’un épais paletot, et le chef couvert jusqu’aux oreilles d’un immense chapeau, se tenait immobile, comme une cariatide, contre un fût de colonne : l’autre, petit, maigrelet de corps et de costume, les cheveux au vent, des lunettes sur le nez, allait, venait, sautillait, en vrai moineau franc, tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, rejetait à chaque instant sa tête en arrière, en manière de défi, tout en étendant sa main sur un des fragments antiques, comme le conventionnel de Ponsard, sur l’autel attesté.

« Aucune de vos trois suppositions, dis-je à mes compagnons, n’était tout à fait fausse ; ces terribles discoureurs appartiennent au monde des vivants, mais s’agitent dans celui des ombres. Ils sont en ce moment grisés de paroles creuses et de science vaine, et enfin, Parisiens tous les deux, ils sont à un titre quelconque, un peu parents de l’archétype d’Henri Monnier. Je les ai déjà vus et entendus, et il n’est pas un des habitués du café…, l’un des plus célèbres de la rive gauche de Paris, qui ne les reconnaisse au premier coup d’œil.

Pic de l’Aiguiller sur le Creux d’Enfer (Mont-Dore). — Dessin de Jules Laurens d’après nature.

« L’un, l’homme au paletot, est un légiste habile, tout féru de droit et de chicane ; l’autre, riche industriel, a créé la plus grande manufacture de clous qui existe dans le monde entier. Sans doute, leurs médecins les ont envoyés au Mont-Dore sous prétexte de bronchites chroniques, de gastro-entéralgies simples ou rhumatismales, et les imprudents les ont exposés à l’invasion d’une maladie bien autrement dangereuse, fléau de notre temps, et dont on ne saurait encore calculer toutes les conséquences néfastes : l’archéologie épigraphique !… »

La vue d’un public, (et quatre personnes avaient droit à ce titre dans cette solitude), éleva au paroxysme la fièvre de nos deux champions : greffant immédiatement une nouvelle discussion sur la première, ils se mirent à argumenter sur l’origine du Panthéon dont ils foulaient les vestiges ; le légiste, fort de la découverte de quelques médailles de la colonie de Nîmes parmi ces décombres, en faisait remonter la fondation incontestable jusqu’à Lucius et à Caïus César, les princes de la jeunesse ; le petit homme aux clous ramenait non moins hardiment, la date de cet événement à l’époque de Septime Sévère, l’inscription suivante déchiffrée sur un autel votif : Julia Severa votum solvit libens libero, ne pouvant désigner que l’épouse, la fille, ou la sœur de cet empereur. Les deux épigraphistes allaient en appeler à notre arbitrage ; mais redoutant la contagion, nous prîmes prudemment la fuite.