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petit temple, entouré d’arbres fruitiers, occupe le centre d’une île basse, qu’une jetée met en communication avec la place du marché ; plus loin, sur un haut massif de rochers, qui domine un groupe de bâtiments sacrés, l’on découvre une maison de thé avec un belvédère d’où le regard doit embrasser tout le panorama de la baie, et même plonger sur les lignes lointaines du golfe de Yédo, par-dessus les îles Webster et Sivosima.

Les Japonais ont un sentiment très-vif de la beauté de leur pays. Il n’est, pour ainsi dire, pas un site pittoresque qu’ils n’aiment à signaler à l’attention publique, en y élevant une chapelle, un tori, une maison de thé, un pavillon, un reposoir quelconque. Nulle part le voyageur n’est si fréquemment sollicité à s’arrêter en route, à se délasser de ses fatigues sous quelque toit hospitalier ou sous de frais ombrages, à se laisser aller aux molles séductions d’un gracieux paysage ; en un mot, à oublier la fuite des heures et les soucis du chemin.

Kanasawa est, par excellence, une de ces calmes retraites que l’on voudrait choisir, non pour y faire simplement une excursion hâtive, avec l’impatience qui caractérise les distractions et les plaisirs des jeunes colonies, mais pour s’y livrer à une cure de repos. Il est vrai cependant que l’on n’y trouve plus, au même degré que dans les endroits peu fréquentés, la simplicité de mœurs et la naïve bonhomie des populations campagnardes du Japon. Ces qualités devaient inévitablement s’altérer au contact des étrangers.

L’hôtellerie où nous descendîmes est située sur le port, non loin de la jetée qui aboutit à la petite île sacrée.

La section équestre de notre expédition y arriva vers le milieu du jour, sans autre mésaventure que l’embarras d’un cheval fourbu, qui trépassa le soir même, entre les mains des vétérinaires de la contrée et sous les yeux d’un grand concours de peuple.

Au reste, les curieux ne manquèrent pas d’affluer jusque dans l’intérieur de l’auberge. On avait mis à notre disposition une galerie assez spacieuse, au-dessus du rez-de-chaussée. Quelques planches étendues sur des chevalets, deux bancs, et des caisses vides, nous fournirent le mobilier nécessaire pour nous mettre à table à la mode d’Europe.

Entrée du havre de Kanasawa (rive droite). — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.

Nous déjeunâmes de nos provisions, auxquelles l’hôtesse ajouta le saki, le thé, le riz, des poissons frits et du soya. Elle était secondée par deux jeunes servantes proprement vêtues et coiflées avec une certaine recherche. Vers la fin du repas, les enfants de la maison se montrèrent timidement au haut de l’escalier. Le plus jeune, auquel je faisais signe de s’approcher, se mit à pousser des cris. Je l’apaisai en sortant de ma poche de petites estampes, dont j’avais toujours soin de me munir dans mes promenades. Un instant après, il vint, de lui-même, m’en demander ; et un peu plus tard, ce fut le tour de sa mère, des filles de l’auberge, des femmes du voisinage avec leurs enfants. Une vieille grand-mère, pour sa part, exprima le désir de goûter du sucre blanc : l’on ne connaît au Japon que le sucre brut, provenant des îles Liou-Kiou. Ce fut l’occasion d’une nouvelle distribution, plus abondante que la première.

Cependant nous fîmes comprendre à l’assistance que, malgré le plaisir qu’elle nous causait, nous éprouvions le besoin de nous reposer. Aussitôt les visiteurs et les visiteuses se retirèrent le plus doucement possible pour nous témoigner combien ils allaient respecter notre sommeil.

On nous improvisa un dortoir au rez-de-chaussée en faisant usage des châssis de deux grandes pièces, pour subdiviser celles-ci et y créer une quantité convenable de places réservées. Je dis places réservées, plutôt que fermées ; car de simples parois de papier collé ne sauraient manquer d’être quelque peu trouées par-ci par-là : aussi, quand je fus étendu sur les nattes, la tête reposant sur un coussin de voyage, eus-je l’occasion de remarquer qu’il n’était pas rare de voir briller un œil à la place où il manquait un morceau de papier.

Je m’endormis néanmoins, mais ce ne fut pas pour longtemps. Il paraît que les nattes des cabanes japonaises servent de repaire à des hordes de ces parasites que Tœpffer a désignés sous le nom de Kangourous domes-