Page:Le Tour du monde - 14.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les anciennes familles seigneuriales de l’empire. Peut-être devaient-elles rappeler au taïkoun qu’il n’était qu’un parvenu aux yeux de la vieille noblesse territoriale ; mais ce parvenu pouvait sourire complaisamment à la pensée que tous les seigneurs japonais, les grands comme les petits daïmios, n’en sont pas moins obligés de passer six mois de l’année à sa cour de Yédo et de lui présenter leurs hommages au milieu des nobles de sa propre création.

Deux siècles auparavant, dans une occurrence toute pareille, l’un de ses prédécesseurs, Minamoto Yémits, rendit au mikado politesse pour politesse : ayant fait assembler, en bon ordre, la populace de Kioto dans la grande cour du castel, il ordonna de lui distribuer, sur sa cassette taïkounale, une somme d’argent considérable. Or, au Japon comme ailleurs, on dit, proverbialement : « Celui qui paye commande. »

La colonne la plus nombreuse et la plus pittoresque de la procession fut celle des représentants de toutes les sectes qui reconnaissent la suprématie spirituelle du mikado. Les dignitaires de l’ancien culte des Kamis se distinguent à peine, quant à leur costume, des grands officiers du palais. J’ai déjà eu l’occasion de le décrire : il nous rappelle que les Japonais eurent dans l’origine une religion sans sacerdoce. Le bouddhisme, au contraire, qui est venu de la Chine et s’est rapidement propagé dans tout l’empire, présente une infinie variété de sectes, de rites, d’ordres et de confréries. Les bonzes et les moines appartenant à cette religion formaient, dans le cortége, des files interminables de graves personnages à têtes tonsurées ou complétement rasées, tantôt nues, tantôt couvertes de toques bizarres, de mîtres, de chapeaux à larges bords. Les uns portaient une crosse à la main droite, d’autres un rosaire, d’autres encore un chasse-mouches, une conque marine, un goupillon à bandes de papier. Des soutanes, des surplis, des manteaux de toute façon et de toutes couleurs composaient leur accoutrement.

À leur suite venaient les gens de la maison du mikado.

Dans leur tenue de cérémonie, les gardes du corps pontificaux visent par-dessus tout à l’élégance. Laissant les hauberts et les cottes de mailles aux hommes d’armes du taïkoun, ils se coiffent d’une petite calotte laquée, ornée sur les deux tempes de rosaces ayant la forme d’un éventail ouvert, et ils se serrent la taille d’un riche pourpoint de soie bordé de festons dentelés sur toutes les coutures. Leurs pieds disparaissent sous l’ampleur de leur pantalon. Un grand sabre recourbé, un arc, un carquois garni de flèches, constituent leur équipement.

Un daïmio en costume de cour. — Dessin de J. Pelcoq d’après une peinture japonaise.

Quelques-uns d’entre eux, à cheval, maniaient une longue houssine, retenue au poignet par un cordon de soie, à gros flocons.

Sous ces dehors pleins de noblesse se cache trop souvent une grande brutalité de caractère. La turbulence et le débordement de mœurs des jeunes cavaliers de la cour sacerdotale du Japon ont fourni à l’histoire des pages qui rappellent les plus mauvais jours de la Rome papale, les temps de César Borgia. Le Hollandais Conrad Kramer, envoyé de la Compagnie des Indes néerlandaises à la cour de Kioto, eut la faveur d’assister, en 1626, à une fête donnée en l’honneur de la visite de l’empereur temporel à son souverain spirituel. Il raconte que le lendemain de cette solennité, l’on releva dans les rues de la capitale, des cadavres de femmes, de jeunes filles et d’enfants, victimes de violences nocturnes. Un nombre plus considérable encore de femmes mariées et de jeunes filles d’Osaka, de Sakkaï, et d’autres villes du voisinage, que la curiosité avait attirées à Kioto avec leurs époux ou leurs parents, disparurent dans le tumulte des rues envahies par la foule, et ne se retrouvèrent que huit à quinze jours plus tard, sans que leurs familles aient jamais pu se faire rendre justice de leurs ravisseurs.

La polygamie n’existant au Japon que pour le mikado, ou plutôt revêtant pour lui seul le caractère d’une institution légale, il était naturel qu’il fît quelque étalage de cette prérogative. Elle lui coûte assez cher ! C’est le gouffre, bordé de fleurs, que les premiers usurpateurs du pouvoir impérial ont creusé sous les pas des successeurs de Zinmou. Quel perfide sourire devait contracter les lèvres du taïkoun, lorsqu’il vit s’approcher, à la file, les carrosses du daïri !