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Ces lourdes voitures, construites en bois précieux et vernies de diverses couleurs, étaient attelées, chacune, de deux buffles noirs, conduits par des pages en sarraux blancs. Elles renfermaient, assises derrière des portières à claire-voie, l’impératrice et les douze autres femmes légitimes du mikado : celui-ci n’avait pu, convenablement, leur refuser de partager avec lui le privilége de ce genre de véhicule. Ses concubines favorites et les cinquante dames d’honneur de l’impératrice suivaient, portées en norimons ou palanquins couverts.

Quant au mikado lui-même, lorsqu’il sort du castel, c’est toujours dans son norimon pontifical. Ce palanquin, fixé sur de longs brancards et confié aux soins de cinquante porteurs, en livrée blanche, domine de loin la foule. Il est construit sur la forme des mikôsis, ces châsses dans lesquelles on expose les saintes reliques des Kamis. Nous pouvons le comparer à un pavillon de jardin ayant pour toiture une coupole évasée à la base et ornée d’appendices à clochettes. La coupole est couronnée d’une boule, et la boule surmontée d’une sorte de coq dressé sur ses ergots, les ailes étendues et la queue renflée : c’est la représentation de cet oiseau mythologique connu en Chine et au Japon sous le nom de Foô.

Ce pavillon portatif, tout éclatant de dorures, est fermé si hermétiquement, que l’on a peine à croire que personne y puisse être installé. Ce qui prouverait néanmoins qu’il remplit bien réellement la haute destination qui lui est attribuée, c’est que l’on voit cheminer, à côté des deux portières, les femmes attachées au service domestique du mikado. Elles seules ont le privilége d’entourer sa personne. Pour sa cour même, aussi bien que pour le peuple, le mikado n’existe que comme une sorte de divinité invisible, muette, inabordable. On sut lui maintenir ce caractère jusque dans la scène de son entrevue avec le taïkoun.

Parmi les bâtiments du castel qui donne à Kioto son cachet de résidence (miako), il en est un que l’on pourrait appeler le temple des audiences pontificales, car il est construit dans le style d’architecture sacrée propre aux édifices du culte des Kamis, et il porte, comme eux, le nom de Mia. Adossé au corps de logis habité par le mikado, il s’élève au fond d’une vaste cour dallée et plantée d’arbres, où viennent s’échelonner les cortéges d’honneur dans les jours de grandes solennités.

Cet espace réservé reçoit successivement un détachement d’officiers d’ordonnance et de gardes du corps du taïkoun, qui y prennent position, puis divers groupes de dignitaires de la suite du mikado, escortés de quelques archers du daïri.

Officier du taïkoun en tenue de ville. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Les femmes se sont retirées dans leurs appartements. Les députations des bonzes et des ordres monastiques occupent les halles, le long des murs d’enceinte. De distance en distance, des soldats de la garnison taïkounale de Kioto, forment la haie, des deux côtés de l’avenue qui aboutit aux larges degrés de la façade du bâtiment. C’est par là que les courtisans du mikado, revêtus de manteaux à queue traînante, défilent à pas comptés, gravissent majestueusement les degrés, et vont prendre place à droite et à gauche, sur la vérandah, la face tournée du côté des portes, encore fermées, de la grande salle du trône. Avant de s’accroupir à leur poste, ils ont soin de relever la queue de leur manteau et d’en rejeter les pans inférieurs sur la balustrade de la vérandah, de manière à étaler aux regards de la foule les armes qui sont brodées sur cette partie du vêtement. Bientôt toute la galerie est tapissée de cette brillante décoration.

Cependant, vers l’aile gauche de l’édifice, les sons des flûtes, des conques marines et des gongs de la chapelle pontificale annoncent que le mikado fait son entrée dans le sanctuaire. Le plus profond silence règne parmi la foule. Une heure s’écoule dans une religieuse attente, jusqu’à ce que les préparatifs de la réception soient terminés. Tout à coup, une fanfare martiale signale l’arrivée du taïkoun. Il s’avance dans l’avenue, à pied et sans escorte ; son premier ministre, les commandants de la flotte et de l’armée, et quelques membres des conseils de la cour de Yédo, marchent derrière lui, à une respectueuse distance. Il s’arrête un instant au pied du grand escalier, et aussitôt les portes du temple s’en-