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Nous sommes emportés au galop, cahotés horriblement, et nous arrivons, vers le matin, au village de Troiski-Nerli.

Troiski-Nerli est un village libre ; c’est une exception qui permet de pressentir ce que deviendront les autres villages russes, quand ils seront dans des conditions semblables. Les maisons sont propres, bien entretenues. Le kabatk où nous sommes arrêtés a tout à fait l’aspect d’un intérieur hollandais ; il est vrai qu’il sert à la fois de salle à manger et de salle de danse. Un grand orgue de Barbarie, que le maître de la maison s’empresse de mettre en mouvement à grands tours de bras, fait succéder aux airs nationaux russes des quadrilles français ; les habitants de cet heureux pays ne s’en tiennent plus aux airs indigènes ; un peu d’entrain même ne les effraye pas depuis qu’ils se sentent plus libres : qui sait si avant cent ans le peuple russe ne rira pas tout comme un autre.

L’émancipation est le texte habituel des conversations que nous avons avec tous ceux qui veulent bien nous donner des renseignements. Cette mesure n’est pas appréciée de la même manière par les différentes classes de la société.

La petite noblesse est opposée à la réforme qui va la ruiner, ou la mettre dans la nécessité de chercher dans le travail des ressources qui lui manqueront, quand les paysans travailleront pour eux-mêmes.

Les propriétés se sont tellement divisées, que certains nobles ne possèdent plus qu’un très-petit nombre de serfs, qu’ils écrasent de travail afin de conserver le revenu nécessaire pour maintenir leur rang. Mais depuis la publication de l’ukase impérial les paysans ne veulent plus travailler. Nous avons vu un village, composé de cinquante-six familles, appartenant à sept propriétaires ; ceux-ci sont à peu près ruinés.

De riches propriétaires appellent des cultivateurs étrangers qui se contentaient d’abord, pour fruit de leur travail, de la nourriture et d’un petit salaire. Depuis, la main-d’œuvre s’est élevée des neuf dixièmes. Or l’argent est rare. Il a fallu abandonner ou vendre ; c’est la ruine aussi ; les acheteurs manquent complétement.

On sait que la propriété d’un seigneur comprend un plus ou moins grand nombre de villages avec les terres qui en dépendent, et le plus souvent une étendue considérable de forêts ou de steppes. La Russie étant, relativement aux autres États, le pays le moins peuplé de l’Europe, il faut souvent traverser une étendue d’une centaine de verstes pour aller d’un lieu habité dans un autre. Le voyageur rencontre çà et là un groupe de quatre, cinq ou six villages dans une partie défrichée : c’est une propriété seigneuriale. Par suite du mauvais état des routes et des grandes distances qui séparent les centres commerciaux, la population est exclusivement agricole ; l’industrie n’a pas encore pu pénétrer en dehors des grandes villes et des bourgs riverains des rivières navigables. Le village russe vit donc exclusivement de la terre. Le paysan en tire ses aliments, son vêtement et sa maison. Le colportage, sur une petite échelle, lui fournit de temps en temps des produits manufacturés de mauvaise qualité qu’il a grand-peine à payer en espèces, l’argent étant d’une extrême rareté dans ces villages. Du reste, l’ukase ou la loi d’émancipation de l’empereur Alexandre aura réformé la Russie entière avant la fin du siècle, à moins que les intérêts mal compris ne transforment en champ de bataille un sol jusqu’à présent mal exploité et qu’une organisation meilleure transformerait en une source de richesses.

Pour le moment, voici l’organisation du village russe, telle qu’elle existe depuis plus de trois siècles, telle qu’elle se maintiendra peut-être encore bien des années, les idées de liberté ne se faisant jour qu’avec lenteur dans les esprits, et le problème de satisfaire tous les intérêts sans amener de collision étant très-ardu.

Une propriété seigneuriale d’un ou de plusieurs villages est composée ainsi qu’il suit :

Le bourgmestre ou maire nommé par le seigneur.

Le starosta (adjoint au bourgmestre), chef de village. Il est nommé par les paysans ; c’est lui qui distribue le blé emmagasiné au comptoir.

Le deciatnik, celui qui commande les corvées pour les trois jours dus au seigneur. Son titre équivaut à celui de garde champêtre. Il est tout dévoué au seigneur ou plutôt à ses représentants, ce qui fait une grande différence, les efforts constants de ceux-ci tendant à augmenter les corvées sous tous les prétextes.

Le sotsky, qui commande les deciatniks. C’est une espèce de gendarme qui administre les corrections corporelles. Il discute les affaires avec le bourgmestre, surtout avec le starosta. Il perçoit les contributions qu’il reçoit en nature, faute d’argent. Il assiste au payement de l’impôt dû au gouvernement.

Le stanavoï représente l’État ; il est chef de la police locale ; il dépend d’un capitaine nommé ispravnik, qui est le chef d’arrondissement, et dont le rang correspond à celui de nos sous-préfets. Le stanavoï n’a qu’un district d’arrondissement.

Le bourgmestre va payer chez l’ispravnik ; il commande le stanavoï, qui lui-même commande les sotskys.

Tous ces différents services sont payés par les paysans, qui les défrayent aussi de leurs frais de déplacement. Lorsque le moment de verser l’impôt est venu, les paysans s’assemblent et apportent l’argent nécessaire pour que l’opération ne coûte rien au gouvernement : les paysans appellent cela faire un scot.

On voit que les charges des paysans ne sont pas peu de chose : trois jours de travail par semaine pour le seigneur, les impôts à l’État, les appointements et les frais des percepteurs, les contributions extraordinaires exigées par les intendants ; plus les amendes, plus le service militaire, plus… Enfin le paysan russe est comme le peuple français avant 1789, et plus encore, corvéable et taillable à merci.

À la rigueur, la vie serait encore possible si on avait directement affaire au seigneur, ou à l’empereur… Mais l’empereur est loin et le seigneur aussi ; rarement ce dernier vient sur ses terres. Il est souvent