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Vous avez fui sans penser au pays, sans penser à nous. Qui a gardé vos propriétés, qui a empêché qu’un autre ne vînt s’en emparer et en prendre possession en votre lieu et place ? Elles ont été gardées par le vigneron, par le laboureur, par le pâtre et par tout le peuple avec le sabre de la sagesse et à la sueur de son front. Avec la sagesse le peuple a émoussé le sabre de l’ennemi, avec sa sueur et la fatigue de ses bras il a nourri l’ennemi qui lui passait sur le corps. »

Ce paysan de l’Olto, qui rappelle le paysan du Danube, se nommait Nègou.

C’est avant tout sur les Russes que les paysans roumains rejettent la responsabilité de ces lois de propriété. Le souvenir des méfaits iniques et sanglants accumulés pendant deux siècles par les armées et les généraux du czar a engendré et légitimé la haine vigoureuse et vivace dont une de leurs poésies les plus populaires est l’expression.


le chant du pruth.

Pruth ! rivière maudite !
Puisses-tu devenir large
Comme le déluge aux eaux troubles !
Que le rivage ne puisse voir le rivage,
Ni la voix entendre la voix,
Ni les yeux rencontrer les yeux
À travers ta vaste étendue !
Quand les sauterelles passeront,
Qu’elles se noient dès l’autre bord ;
Quand les choléras passeront,
Qu’ils se noient au milieu de ton cours ;
Quand les ennemis du pays passeront,
Qu’ils se noient près de notre rive !
Et toi, Pruth, sur tes libres eaux,
Puisses-tu les porter encore
Jusqu’au Danube, jusqu’à la mer
Et jusqu’à l’entrée des enfers !


Chambre de paysans propriétaires. — Dessin de Lancelot.

Mon ami le vieux Calugar’u, qui me récita ce chant de malédiction méritée, avait encore présentes les atrocités commises pendant l’occupation de 1828, alors que les Russes venaient, suivant leurs proclamations, protéger leurs frères en religion et les arracher au joug des Turcs. Il avait fait partie des trente mille cultivateurs enlevés à leurs travaux et (les bœufs manquant pour le transport des vivres et des munitions de l’armée) accouplés, hommes et femmes, aux chariots, sous la conduite des cosaques qui activaient leur marche à coups de bâtons et de lances. Ce souvenir rendait rauque et saccadée sa voix ordinairement si douce ; sous le feu d’une colère vieille de trente ans, rajeuni et superbe, il avait des gestes de prophète.

Son fils me conta, sur un mode plus gai, la première apparition des Russes sur le territoire roumain ; elle mérite d’être répétée.

Lors de la lutte de Charles XII et de Pierre le Grand, les deux hospodars de Moldavie et de Valachie, humiliés et amoindris, cherchaient un appui pour les aider à résister à la Porte et surtout à ses incessantes exactions qui menaçaient de les ruiner.

Après la bataille de Pultawa, ils négocièrent avec le czar, comme ils eussent négocié avec Charles XII, s’il eût été vainqueur.