Page:Le Tour du monde - 26.djvu/6

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
LE TOUR DU MONDE.

L’ancre descendit dans l’eau avec le clic-clac habituel à cette opération, et soudain les roches se couvrirent de gens qui surgirent à nos regards, arrachés à leur paisible sommeil par ce bruit inaccoutumé. Remettant au grand jour un plus ample examen de nos spectateurs, nous retournâmes à nos couchettes.

III

Une ville d’espérance sur une terre désolée.

La Terre de Désolation, sur laquelle nous allions mettre le pied, est le Groënland d’hier et d’aujourd’hui. Toute la partie sud, en remontant jusqu’au soixante et unième degré de latitude, forme le district de Julianashaab, le chef-lieu, la ville la plus florissante et probablement la mieux située du pays.

Le gouverneur du district y demeure ; il a le titre de « colonibestyrere, » ce qui veut dire à peu près « le pilote ou timonier de la colonie. » Onze colonibestyrere administrent les onze districts qui s’échelonnent les uns au-dessus des autres, de Julianashaab aux limites du monde habitable. Le plus septentrional est Upernavik, au delà duquel on ne trouve plus de gens qui professent le christianisme, voire même de gens quelconques, sauf une poignée de sauvages vêtus de peaux.

Le nom de Julianashaab est un hommage à la royauté danoise. Les fondateurs de la ville, il y a près de cent ans, la baptisèrent « Julie-Espérance », en l’honneur de la femme du roi d’alors.

Le matin, dès que les habitants virent sur le pont quelques signes de vie, ils exprimèrent leur satisfaction de la manière la plus amusante, s’appelant entre eux, courant d’un endroit à l’autre, seuls ou par groupes ; c’était d’une animation étourdissante. Les petites huttes d’où ils émergeaient se distinguaient à peine des roches elles-mêmes ; ces bonnes gens paraissaient sortir de la terre et y rentrer comme des chiens de prairie.

Grande fut l’agitation lorsque je descendis dans mon canot et me dirigeai vers le débarcadère. Rangés sur deux lignes, hommes, femmes, enfants causaient et riaient au nombre d’une centaine. Tous paraissaient fort joyeux. Les uns me montraient du doigt ; d’autres critiquaient l’œuvre de mon tailleur ; d’autres encore, et je ne leur en fais pas un crime, se disaient combien ils trouvaient drôle mon couvre-chef à coiffe ronde ; tous ils restaient immobiles, ne voulant pas perdre une seconde de la fête donnée à leur curiosité.

Comme le pilote, nos Julianashaabais infectaient la marée, mais « Tulie-Espérance » étant une ville de pêcheurs, on ne saurait raisonnablement lui en vouloir de sentir le poisson ; ses quais et ses rochers sont couverts de poissons ; l’air est imprégné de quintessence de poisson. Ces indigènes offraient plusieurs nuances de teint, depuis le cuir tanné de l’Esquimau (ou Groënlandais, comme on les appelle ici), jusqu’au Caucasien presque pur, à la peau transparente et aux joues rasées. Je remarquai surtout une jeune fille se tenant un peu à part des autres comme si elle leur eût été

supérieure, mais ne pouvant pas plus qu’eux réprimer sa curiosité : je sus depuis qu’on l’appelait Concordia. Ses cheveux châtains, abondants et bien soignés, étaient retenus par un mouchoir de soie rouge ; des rubans à profusion flottaient autour du chignon placé sur le sommet de sa tête. Évidemment, sa toilette l’avait fort occupée. Ses bottes rouges étaient aussi nettes que son joli foulard ; sa culotte de peau de phoque premier choix, brodée et ornée de perles, rejoignait sur les hanches une veste de couleur voyante, mais assortie, bordée d’une large bande d’édredon en bas, au cou et aux poignets ; des bracelets et un collier de verroterie étincelaient sur la blanche fourrure.

En m’éloignant de la population indigène, je rencontrai un homme qui me parut être un Danois pur sang. Il me dit cependant avoir par sa mère quelque mélange d’Esquimau. Né pendant la jeunesse de la colonie, il put m’en raconter les progrès et manifesta beaucoup d’orgueil de sa prospérité ; il en avait été longtemps le sous-gouverneur ; aujourd’hui, il « pilotait » seul une île à une quarantaine de kilomètres de distance et était venu avec sa famille faire un tour à la « métropole ».

Il se nommait Peter Motzfeldt (un vrai « champ de mousse », si ce n’est pas faire tort à une vieillesse fraîche et robuste que de l’appeler ainsi).

Il promit de venir me voir sur le navire et de se mettre à ma disposition dans le cas où je pourrais l’utiliser. Vrai répertoire de connaissances locales, il avait accompagné le capitaine Graah dans l’exploration entreprise par ordre du gouvernement danois, de 1828 à 1830, et je savais déjà son nom par le récit de ce voyage. Il me quitta à la porte du gouverneur, auquel je dus me présenter moi-même. Le colonibestyrere Kursch, ainsi que la plupart des Danois bien élevés, parle couramment l’anglais ; après sa bonne réception, je me sentais presque chez moi : Julianashaab montait considérablement dans mon esprit. Si le premier abord de la Terre Désolée nous avait paru un peu rude, nos rapports avec ses habitants (odeur à part, bien entendu) étaient décidément agréables.

M. Kursch eut l’aimable attention de me donner des cartes de la côte, dressées avec le soin et la précision ordinaires aux hydrographes danois ; il m’accompagna ensuite chez le missionnaire. Nous passâmes devant deux entrepôts, la « Chambre » de Julianashaab (car même ici on ne saurait vivre sans Parlement), la maison du médecin, et de nombreuses cabanes indigènes couvertes de gazon ; quelques-unes, mieux construites, appartiennent à des sang-mêlés, tels que le catéchiste, l’aide bestyrere, le forgeron, le charpentier ; après avoir traversé un ruisseau étroit et rapide, nous arrivâmes à l’église et au presbytère.

La première est un petit édifice tout à fait pittoresque, en bois apporté du Danemark, comme toutes les constructions du gouvernement. Les parois étant doubles et bien calfeutrées, l’intérieur se chauffe facilement. A n’importe quelle époque de l’année, on souffre peu du froid dans les bâtiments publics : il est inutile