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En plusieurs endroits le sol semblait avoir été fouillé.

A mon retour à Karatchoukour, je rencontrai plusieurs habitants du village qui venaient au-devant de moi pour savoir si j’avais trouvé des trésors, et sans doute pour les partager avec moi. Ils ne voulurent point croire que je n’eusse tiré de la grotte que quelques chauves-souris et des cailloux. Persuadés que je les trompais, ils me devinrent hostiles, et, à partir de ce moment, ils se rendirent plus importuns que jamais. Ils me firent payer notre nourriture et celle de nos chevaux dix fois leur valeur.

J’appris, du reste, qu’il y avait a mon sujet de vives discussions parmi les habitants de Karatchoukour : les uns voulaient m’obliger à partir, d’autres craignaient, si l’on me maltraitait, de s’attirer la colère du pacha. Méhémet, mon zaptié, qui me resta fidèle jusqu’au dernier jour, me tenait au courant de ces conciliabules et m’engageait à abréger mon séjour.

« Une balle est bientôt sortie d’un fusil, disait-il, et on n’est pas content de voir un giaour s’installer dans le village. »


XVI
Une habitation pour chaque saison. – Mœurs des habitants. – La résine de l'abies orientalis. – Les armes. – Retour à Trébizonde.


En dépit de la mauvaise volonté des habitants, je restai encore dans le pays deux semaines. En parcourant la montagne à tous ses étages, je remarquai que chaque habitant de ce pays, où les variations de température sont si considérables, à trois maisons. Il passe l’hiver dans celle qui est située au fond de la vallée ; celle qui s’élève à mi-côte, dans la région des forêts, lui sert d’habitation pendant le printemps et l’automne ; la troisième, qu’on désigne sous le nom de yaïla, est grossièrement construite en pierres sèches, et placée sur les hauts plateaux au milieu des prairies ; on y reste depuis le mois de mai jusqu’à la fin d’août. Les troupeaux y trouvent en cette saison de gras pâturages.

Pendant ces migrations, les villageois emportent tous leurs meubles et tous leurs ustensiles de cuisine, ce qui ne fait pas, il est vrai, un bien lourd bagage. Deux de ces maisons sont ainsi tour a tour entièrement abandonnées.

Dans la région moyenne, sur les gradins de la montagne, on cultive quelques céréales. Au fond de la vallée sont des vergers où l’on voit surtout différentes espèces de cerisiers, quelques pruniers, des noyers et des noisetiers, arbres indigènes. La vigne y croît sans culture ; elle ne donne que de mauvais raisins.

On sème du tabac que l’on fait seulement sécher, et que l’on fume sans autre préparation.

Les habitants n’ont que de rares relations avec les villes environnantes ; leurs besoins sont restreints et les produits de leur sol peuvent leur suffire. Les plus riches possèdent à peine quelques centaines de piastres. Ils ont peu de chevaux et, par suite, il y passe peu de caravanes. Ils ne manquent point de probité ; si je pouvais craindre pour ma personne, je n’avais pas lieu d’être inquiet pour mes bagages.

Les habitations, éparses çà et là dans les lieux qui offrent quelques avantages naturels, sont construites en bois et élevées sur de gros poteaux. A l’étage inférieur sont les étables ; à l’étage supérieur on ménage souvent une galerie ouverte.

Les femmes travaillent beaucoup, portent des fardeaux et aident aux travaux de l’agriculture ; elles font, avec le lait de leurs troupeaux, composés surtout de chèvres et de moutons, une sorte de fromage qu’elles enferment dans des peaux de chevreau. La plupart du temps, les hommes les regardent faire et s’occupent de filer du chanvre ou de la laine dont ils tricotent des vêtements ; ils ont cela de commun avec les Lazes. Cependant ils sont grands chasseurs, et je les entendais souvent parler de leurs hauts faits cynégétiques. Ils sont généralement grands et forts ; leur carrure est puissante ; leurs traits réguliers sont énergiques et presque farouches. Tous portent à la ceinture de grands yatagans, nommés kara-kullac ; ils sont toujours armés de petites carabines très-courtes, dont les canons se fabriquent dans un village voisin de Karatchoukour, ainsi que les lames de leurs poignards, qui sont d’une trempe excellente. Ces armes sont recherchées dans tout le Lazistan.

Les hommes, les femmes et les enfants mâchent presque continuellement la résine desséchée de l'abies orientalis, qui exhale un parfum assez doux et dont la saveur n’est ni amère ni âcre ; elle prend par la mastication une coloration vineuse. La résine qui est restée plusieurs années sur le tronc des arbres, d’où elle découle naturellement, est la plus estimée.

Après un séjour de trois semaines à Karatchoukour, je repartis seul, chargé d’un riche butin zoologique que je voulais expédier immédiatement en France. J’avais envoyé mon domestique à Gumuch-Khané, où il devait attendre mon retour. Grâce à la rapidité de mon cheval, je franchis en moins de vingt heures les cent quarante kilomètres qui me séparaient de Trébizonde.


UNE EXÉCUTION A TRÉBIZONDE.
XVII
Exécution d’un brigand. – Potence improvisée. – Comment on devient voleur de grand chemin. – Du prix qu’on peut mettre a une tête. – Courage d’une femme.


Je me reposai quelques jours à Trébizonde. Un matin, en me mettant à la fenêtre, mes regards furent attirés par une foule de gens qui entouraient le cadavre d’un nommé Koutchour-Oglou-Hussein, pendu haut et court en punition de ses crimes. Le matin avant le jour, les zaptiés de la prison étaient venus le réveiller sous prétexte de le conduire à Constanti-