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vont et viennent, et annoncent, en hurlant a tue-tête, la dernière enchère des marchandises.

Quel charmant endroit pour un flâneur que ce bazar, et quels bons moments j’y ai passés dans quelque échoppe de revendeur, entre un narguilhè et une tasse de café, que mon hôte ne manquait jamais de m’offrir !

La différence des caractères et des mœurs entre les marchands des différentes races de l’Anatolie est extrèmement sensible et très-intéressante à observer.

Le Turc, grave et muet, fumant sa pipe ou son narguilhè, attend l’acheteur, et quand celui-ci, après avoir bien tourné et retourné entre ses mains l’objet qui est à sa portée, en demande le prix, le musulman (je parle du vrai croyant, en gros tutrban, en robe et en babouches) ouvre la bouche et laisse tomber un chiffre. Il est tout à fait inutile de marchander, rien ne fera départir le dukiandji de sa demande ; à toutes les paroles de son client, à toutes ses offres, il ne répondra plus que par un mouvement de la tête de bas en haut, les yeux fermes, et en faisant claquer le bout de la langue contre les incisives.

Le Grec et l’Armenien en agissent tout autrement. A l’instar de nos marchands de la Halle et du Temple, ils hèlent le client, le tirent par son vêtement, débitent un flot de paroles, lui donnent les noms les plus doux : – « Mon frère, mon âme, mon ami, » – et lui proposent leur marchandise au double de sa valeur. Sur son refus de rien acheter, ils le laissent partir, puis le rappellent, et finalement lui vendent a un prix de beaucoup inférieur l’objet proposé, dont souvent l’acquéreur regrette d’avoir fait emplette, tant il est de mauvaise qualité sous une apparence trompeuse.

Le marchand arménien est cependant plus grave et plus honnète que le grec, dont généralement la mauvaise foi dépasse tout ce qu’on peut imaginer.

Quant aux négociants persans, qui sont nombreux au bazar de Trebizonde, ils ont quelques-unes des qualités des Turcs jointes aux défauts des chrétiens. Leur caractère est souple, leurs manières sont aimables ; ilsvont le sourire sur les lèvres : ce seraient des marchants hors ligne si leur honnêteté égalait leur talent. Ils ont la réputation d’être très-difficiles à tromper, ce qui explique peut-être pourquoi les Grecs et les Juifs orientaux, qui font fortune ailleurs, ne peuvent pas prospérer en Perse.


VI
Le petit port du bazar. – Les jours du marché. – L’arrivée d’une caravane. – Les paysans des environs de Trébizonde. – Les professions. – Cafés et salons de coiffure.


Plusieurs rues du bazar aboutissent au rivage de la mer, sur une petite place qui, les jours de marché, récrée un instant les voyageurs.

Là, sur les ruines d’une jetée de peu d’étendue, dont la construction est attribuée aux Génois, les caïqs et les sandals viennent des villages des côtes environnantes et déposent des marchandises de toute espèce. Ceux de Platana et de Surmineh débarquent des monceaux de fruits et de légumes, des bois et des grains. D’autres embarquent des tuiles et des poteries grossières qu’on fabrique en quantité et Trébizonde. D’autres encore sont chargés de troupes de paysannes dont les costumes variés égayent ce tableau de marine.

Il y a sur cette petite place un va-et-vient, une cohue inexprimables. Il en est de même dans le bazar à certains jours de la semaine, alors que des milliers de montagnards viennent en ville vendre le produit de leurs troupeaux, la récolte de leurs jardins et des forêts qu’ils habitent. Ils apportent ces marchandises sur leurs épaules, à l’exception des plus lourds fardeaux, des grains ou des bois chargés sur des ânes ou des chevaux, et quelquefois sur des arabas traînés par des bœufs ou des buffles. Ces produits sont échanges contre des étoffes, des armes et de menus objets de première nécessite.

De tous ces spectacles, le plus curieux est celui qu’on a sous les yeux quand une longue caravane de chameaux, de chevaux ou de mulets arrive de l’intérieur et vient déposer des milliers de balles de coton dans un grand khan ou chez un riche négociant. On ne saurait décrire la confusion, le tumulte et surtout le bruit étourdissant de ces scènes : les cris des conducteurs se mêlent à ceux des passants à demi écrasés, à ceux des marchands dont les auvents s’en vont accrochés à la charge d’une bête de somme qu’un faux pas a jetée dans leur boutique, et par-dessus tout, aux rugissements de colère des chameaux.

Dans cette foule bigarrée, où se rencontrent tous les costumes de l’Orient, grouillent en grande quantité des enfants et des mendiants à demi nus, sans compter les chiens, au moins aussi nombreux qu’à Constantinople.

Quoi qu’on fasse ou qu’on veuille, c’est toujours au bazar que l’on revient. On a grand’peine à s’éloigner de toutes ces mauvaises échoppes en bois, qui se succèdent le long de ruelles étroites, au milieu desquelles coule un ruisseau fangeux. Quelle richesse et quelle variété de coloration ! Quels charmants tableaux attendent à chaque pas l’artiste ou le voyageur errant à l’aventure dans ce dédale !

Ici, c’est le quartier des marchands de fruits, qui étalent jusque sous les pieds des passants leurs marchandises aussi riches de tons que la palette d’un coloriste.

A côté, c’est celui des maréchaux ; plus loin, celui des bijoutiers qui, accroupis sur leurs genoux dans une noire et sale petite boutique, font de petits chefs-d’œuvre et enchâssent des pierres précieuses avec un art comparable à celui de nos ouvriers parisiens.

En sortant du quartier des bijoutiers, on entre dans celui des tailleurs, qui sont généralement Arméniens ; on les voit, derrière un vitrage, coudre et broder des vêtements de drap, de velours et de soie, aux couleurs chatoyantes,