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voyage de plus de cent cinquante lieues en canot. Je restai seul pour accomplir l’entreprise conçue en collaboration à bord du Moravian, et seul je partis d’Ottawa le 15 août 1878.

Un chemin de fer à voie étroite, dont les locomotives et les wagons semblent des miniatures de celles des autres lignes, conduit d’Ottawa à Prescott, sur le Saint-Laurent, à travers un pays plat, à demi défriché, couvert d’enclos en troncs frustes et de squelettes d’arbres à demi brûlés.

À Prescott, en face de la ville américaine d’Ogdensburg, nous rejoignons la ligne du Grand-Tronc, principale voie ferrée du Canada, avec l’Intercolonial et le futur Pacifique canadien. Nous arrivons à Toronto après quelques petits désagréments : déraillement du pullmann-car ou wagon-lit, rupture des chaînes d’attache, arrêt en plein champ et retard de quelques heures. Cosas de América !

Je passai deux jours à Toronto, dont un dimanche, que j’aurais certainement marqué d’une pierre noire, commémorative de mon mortel ennui, n’eût été le spectacle d’une démonstration orangiste qui vint remplir un peu le vide de la matinée. Quelques jours auparavant, une démonstration semblable avait été l’occasion d’une bagarre entre Irlandais catholiques et protestants. Bâtons, cailloux et coups de poing avaient fait merveille en l’honneur de leurs défuntes Majestés Jacques II et Guillaume d’Orange, sujet de querelle éminemment respectable par son antiquité. Les orangistes ou « jeunes Bretons », restés maîtres du terrain — tout comme leur patron à la bataille de la Boyne — étaient allés briser les vitres d’un établissement scolaire fréquenté par leurs adversaires. L’exhibition processionnelle à laquelle j’assistai ne donna naissance par bonheur à aucune mêlée. Les loges de « Young Britons » purent promener par toute la ville, au son des fifres et du tambour, leurs bannières ornées de l’effigie équestre du vainqueur des Stuarts, et le défilé se termina paisiblement par un pique-nique monstre sur les pelouses du jardin public.

Toronto paraît être un des grands centres de l’organisation des loges orangistes en Amérique ; et si jamais — ce qu’à Dieu ne plaise — l’intolérance pouvait prendre racine dans le sol du Nouveau-Monde, ces singulières associations lui fourniraient un terrain tout préparé. En 1860, lors du voyage du prince de Galles, elles voulurent donner un caractère exclusivement sectaire aux réceptions organisées dans les villes du haut Canada, et le Prince ayant refusé avec raison la permission d’exhiber sur son passage des emblèmes qui pouvaient blesser les convictions d’une notable partie des sujets canadiens de la Reine, se vit dans l’impossibilité de faire respecter sa volonté et dut en conséquence abréger considérablement son séjour dans la province.

Bâtie sur la rive nord du lac Ontario, à 600 kilomètres environ de Montréal, à 135 des chutes du Niagara, et primitivement appelé York, Toronto est une ville britannique dans toute la force du terme. Les autres nationalités ne forment qu’une infime minorité parmi ses 56 000 habitants : on y compte à peine six cents Canadiens-Français. Elle a, comme toutes les nouvelles cités d’Amérique, des rues larges et régulières se coupant à angle droit, des hôtels babyloniens où malheureusement la cuisine n’est pas toujours à la hauteur des prétentions architecturales, quelques beaux édifices entourés de pelouses et de grands arbres, tels que l’Osgood Hall, l’Université, l’École normale, l’École des arts et métiers, des églises aussi nombreuses qu’on doit l’attendre d’un pays où la nomenclature des confessions religieuses occupe quarante-six colonnes des tables du recensement.

De Toronto à Collingwood il y a environ 150 kilomètres de chemin de fer ; les maisons de bois des villages se montrent çà et là au milieu des éclaircies de la forêt avec leur éternel cortège de clôtures en planches et de défrichements ébauchés. À mi-chemin l’on côtoie la jolie nappe d’eau brune du lac Simcoe, bassin de 144 000 hectares, à 214 ou 215 mètres au-dessus des mers. Les maisons blanches de la petite ville de Barrie se détachent gaiement sur le vert sombre des ondulations riveraines. Quittant le lac, nous descendons rapidement vers la baie Géorgienne : les clairières cultivées deviennent plus rares ; en revanche les traces d’incendie sont visibles à chaque pas au milieu des forêts. Enfin le train s’arrête une dernière fois. Le long de larges rues, vierges de pavés et flanquées de loin en loin d’un tronçon de trottoir en madriers, s’éparpillent un demi-millier de modestes habitations en bois, entourées de vastes terrains vagues qui n’attendent pour se transformer en « blocs » de somptueux édifices qu’un de ces coups de baguette féeriques dont la spéculation du Nouveau-Monde possède le secret. Çà et là un charmant jardin entoure un frais cottage, oasis en miniature au milieu de cette ville à peine dégrossie. Dans l’avenue principale, les étalages luxueux de quelques magasins « à l’instar de Toronto » font le plus étrange contraste avec l’indigence des baraques voisines. Sur le port, de hauts élévateurs font passer, presque sans intervention visible de la main-d’œuvre humaine, des chargements entiers de grains d’un chaland dans des wagons, et réciproquement, tandis que d’énormes radeaux de bois flotté donnent un aliment sans cesse renouvelé à de puissantes scieries à vapeur. De longs appontements en bois s’avancent dans la baie qui s’étend à perte de vue vers le nord et que limite à l’est une lisière de terrains bas et boisés. Au couchant s’élève une chaîne de 400 à 450 mètres de haut, encore couverte de grands arbres, mais où de larges taches noires signalent le passage récent de l’élément destructeur. Encore quelques années, et ces montagnes qui, malgré leur faible hauteur, renferment, dit-on, le point culminant de l’Ontario, auront probablement cessé de mériter leur nom de « Blue Mountains ». Tel est l’aspect de Collingwood, cité vieille de vingt