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la moins rembourrée des banquettes. Il n’est pas d’admiration passionnée de la nature qui puisse résister pendant neuf heures d’horloge à un pareil ballottage. À peine noterai-je quelque site pittoresque entrevu de temps à autre ; le passage sur deux ponts de bois à la fois solides et élégants jetés sur la Kaministiquia et son affluent la Mattawin, rivières dont les nombreux rapides font écumer les eaux noires ; les deux relais où, tout en reposant nos membres endoloris, nous faisons à la hâte un repas de porc salé et de pommes de terre avec l’accompagnement obligé de thé chaud, prélude du régime auquel nous allons être assujettis jusqu’à notre arrivée à Winnipeg. Plus de vin, plus de whisky ! Nous sommes entrés pour tout de bon dans les domaines du « teatotalism » et de la tempérance obligatoire. Rendons cependant justice au gouvernement canadien : sur un si long parcours il eût été bien difficile de faire observer par l’emploi de mesures ordinaires la loi qui défend de vendre aux Indiens toute espèce de boisson enivrante. Or chacun connaît l’effet ordinaire de l’ « eau de feu » sur les Peaux-Rouges. Des conflits sanglants étaient à redouter. On a donc pris un moyen radical : celui d’interdire l’usage et le transport des spiritueux tout le long de la route Dawson. Le résultat de cette prohibition a parfaitement répondu aux espérances. Les « voyageurs » et travailleurs transportés dans la contrée pendant la saison d’été au nombre de deux à trois cents, la plupart sans arme aucune, ont tranquillement vaqué à leurs occupations au milieu de bandes d’Indiens armés jusqu’aux dents et dix fois plus nombreux.

Station à l’extrémité méridionale de la Shebandowan. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

À quatre heures du soir, nous atteignons enfin le lac Shebandowan. Une habitation spacieuse et commode sert de station et de dépôt pour les émigrants de passage. Non loin de là quelques Saulteux ont dressé leurs « loges », tandis que deux ou trois cabanes en bois, remplies de marchandises de toute sorte à l’usage des civilisés et des sauvages, font présager, dans leur modestie embryonnaire, que le temps n’est plus éloigné où le Dieu-Commerce prendra possession du pays. L’employé préposé à la station, le « Boss du chantier », comme on l’appelle, nous fait le plus cordial accueil, et bientôt, grâce à un bain dans les eaux tièdes du lac, nous nous débarrassons à la fois de la fatigue et de la poussière du chemin.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)