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quittions l’Angle Nord-Ouest. 155 à 160 kilomètres nous séparaient du but de notre voyage.

Nous n’avions pas fait une lieue, qu’une pluie pénétrante se mit à tomber. L’aspect du pays n’était pas fait pour nous dédommager de ce contre-temps. Plat, marécageux, couvert de troncs d’arbres carbonisés, il était encore plus laid qu’aux abords de Collingwood ou de la baie du Tonnerre. Pour comble de disgrâce, presque toute la première section de la route, passant à travers de nombreux « maskegs », ou marais, avait dû être établie en « corduroy ». Enfin il nous fallait de temps en temps mettre pied à terre au bord de quelque marécage que l’on traversait avec lenteur et précaution, sur de longues chaussées de madriers soutenus par un clayonnage de fascines. Ces marécages ne sont pas, à proprement parler, des nappes stagnantes, mais un enchevêtrement de ruisselets coulant à travers les grandes herbes, sur une plaine tourbeuse où, ne pouvant se creuser un lit, ils épanchent librement leur trop-plein.

Nous déjeunâmes au relais de la rivière aux Bouleaux, que garde un Écossais, ancien soldat de l’armée britannique. Ce brave homme vit, comme un anachorète, dans la solitude la plus absolue, et en profite pour se vouer tout entier à l’étude des langues indiennes. Quoique ne parlant pas le français, il le comprend assez à la lecture pour s’aider des ouvrages de linguistique écrits par les missionnaires. Justement, le dernier reçu est là sur sa table. Je regarde, et je lis : Réponse à M. Renan, au sujet des langues sauvages de l’Amérique, par un ancien missionnaire. Montréal. Qu’est-ce que M. Renan a bien pu dire sur les langues sauvages ?

Station de la rivière aux Bouleaux.

Nous repartons ; le temps ne fait qu’empirer, et, après avoir fait dans la journée 75 maudits kilomètres, nous passons la nuit à la station de la « Rivière Blanche » (White Mud River).

Arrivés à ce nouveau gîte, nous apprenons qu’un « parti » de la commission des frontières se trouve campé dans le voisinage. Nous sommes cordialement reçus, sous la tente, par M. Fast, ex-officier de l’artillerie royale, et par ses aides.

La frontière qui sépare les États-Unis de la « Puissance » du Canada est une frontière naturelle depuis la pointe à Beaudet (sur le Saint-Laurent) jusqu’au lac des Bois ; mais à partir de ce lac jusque vis-à-vis l’île de Vancouver, c’est une simple ligne astronomique — le 49e degré de latitude — qui ne peut être déterminée que par une série d’observations et un jalonnage précis. C’est ainsi que les habitants métis de Pembina, sur la Rivière Rouge, dont le village était regardé comme partie intégrante du territoire britannique, se trouvèrent un beau jour, de par une détermination astronomique plus exacte, transformés de sujets anglais en citoyens des États-Unis.

Il a été noirci bien du papier, échangé bien des protocoles entre John Bull et son cousin Jonathan à propos de cette question des frontières. Mais, il faut le reconnaître, la diplomatie anglaise, si clairvoyante et en général si heureuse toutes les fois qu’elle a eu pour adversaires la France, l’Espagne et les autres puissances coloniales de l’Europe, a rencontré plus fin qu’elle par delà l’Atlantique. Pour arracher pacifiquement à leur ancienne métropole quelque lambeau de territoire, les Américains n’ont point reculé devant l’emploi de ces subterfuges peu délicats que les financiers « smart », les malins de la bourse de Wall street, ont rendus fameux sous le nom de Yankee tricks, — ce qui se peut traduire exactement en français par l’expression tout aussi vulgaire de « trucs américains ».