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hybrides condamnés d’avance à l’infécondité, on me montrait naguère des familles de douze et quinze enfants issus de deux générations de mariage entre Bois-Brûlés au même degré de croisement, et certes, je n’aurais pas voulu voir l’un des doctes personnages qui ont prononcé le verdict que je viens de rappeler, aux prises, pour un moment, avec le plus dégénéré de ces rejetons d’ « hybrides improductifs ».

En résumé, le climat du Nord-Ouest canadien est éminemment sain. L’hiver est, il est vrai, d’une rigueur excessive pendant quatre à cinq mois à Winnipeg, sous la latitude de Paris : de novembre en avril, il n’y a pas un seul jour de dégel, et le thermomètre descend fréquemment au point de congélation du mercure. Toutefois il tombe beaucoup moins de neige qu’au Canada, et cette neige reste sèche et grenue, ce qui explique comment, jusqu’à l’Athabasca, par cinquante-cinq degrés de latitude nord, on voit les chevaux hiverner en plein air. Le cheval, en piochant la neige, dégage le foin de prairie qu’elle recouvre, tandis qu’il périrait infailliblement de faim dans un pays où une série de dégels et de regels successifs auraient durci la croûte glacée. Le printemps est une saison bâtarde durant laquelle les vents du nord et les vents du sud se livrent de furieux combats ; mais, dans la dernière quinzaine de mai, les chaleurs prennent définitivement le dessus, la végétation se développe avec une vigueur inconnue dans nos climats tempérés, et un été de quatre mois mûrit non-seulement nos céréales ordinaires, mais le blé d’Inde, les melons d’eau, les tomates et bien d’autres plantes annuelles que nous demandons d’ordinaire à la Provence et à l’Italie. L’automne, réduit aux mois de septembre et d’octobre, est calme, serein, peu ou point pluvieux d’ordinaire — excepté en 1873. — C’est une saison généralement fort agréable, du moins jusque vers la dernière semaine d’octobre, et surtout pendant la période qui correspond à notre été de la Saint-Martin, appelée là-bas « été indien » ou « été sauvage ».

Quant à la prodigieuse fertilité du sol limoneux des Prairies, elle se démontre par ce seul fait, que sur un terrain voisin de la réserve de l’archevêché, à Saint-Boniface, on a semé et récolté du blé depuis plus de quarante années consécutives, sans engrais d’aucune sorte. Il a suffi, pour que le rendement ne diminuât point, de défoncer de temps en temps le sol à une certaine profondeur à l’aide de fortes charrues. Aujourd’hui encore, sur tous les bords de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine, les colons brûlent leur fumier d’étable, ou le jettent à la rivière comme un produit sans valeur. Un sondage effectué aux environs de Fort Garry a donné la succession suivante de terrains : quatre pieds d’un riche terreau noir reposant sur une couche de quarante-trois pieds de sable blanc mêlé d’argile ; enfin un calcaire compacte d’une épaisseur inconnue.

L’agriculture, dans le territoire de la Rivière Rouge, a sans doute de nombreux ennemis : gelées, sécheresses, sauterelles, inondations, incendies ; voilà une énumération bien faite pour décourager les pionniers les plus audacieux. Mais, parmi ces fléaux, les uns sont d’un caractère tout local ; d’autres ne reviennent qu’à de longs intervalles ; quelques-uns, enfin, sont destinés à disparaître devant les progrès croissants de la population, des cultures, de la fortune publique, et devant les grands travaux que ces progrès permettront bientôt d’entreprendre. D’abord l’expérience acquise dans d’autres contrées semble démontrer que le défrichement, et surtout le desséchement, finissent à la longue par exercer une influence salutaire sur le progrès des cultures et la certitude de leur rendement, en diminuant le danger des gelées précoces ou tardives. C’est ainsi qu’en Suède le blé se cultive aujourd’hui bien au nord de Stockholm, qu’il ne dépassait pas autrefois. Le seigle et l’orge réussissent à Tornéo sous le soixante-sixième degré de latitude, et les grains provenant de ces localités situées à la limite septentrionale de leur culture, quand ils sont ensuite semés dans le midi du pays, y mûrissent plus promptement que les autres et donnent de plus abondantes moissons. Il est donc permis de croire que la marche progressive de la colonisation, secondée par un choix judicieux parmi les différentes variétés de chaque espèce de céréales, augmentera dans d’importantes proportions les facultés productrices non-seulement du district de la Rivière Rouge, mais de toute la région du Nord-Ouest.

Les grandes sécheresses ne reviennent qu’à d’assez longs intervalles. Les inondations sont désastreuses ; les plus terribles ont eu lieu en 1825, en 1852, en 1861. Elles surviennent lorsque l’hiver ayant été neigeux et le printemps tardif, le passage d’une saison à l’autre s’effectue brusquement. Le soleil, déjà très-élevé sur l’horizon, fond alors avec rapidité de grandes masses de neige répandues sur la vase surface d’un bassin peu incliné. Les eaux remplissent les lits d’écoulement formés par la Rivière Rouge et ses affluents, puis se répandent, à une hauteur plus ou moins grande, sur les prairies qu’embrassent leurs rives. On a vu, en 1825, la Rivière Rouge passer ainsi de cent cinquante ou deux cents mètres à douze ou treize kilomètres de largeur. La crue est d’autant plus forte que le lac Winnipeg, étant encore couvert d’une glace épaisse au moment de la fonte des neiges dans le haut de la Rivière Rouge, se refuse en quelque sorte à absorber l’immense masse d’eau que lui apporte son tributaire.

Mais si ces débordements sont redoutables encore, il semble que leur force décroît. Chaque année les rivières creusent plus profondément leur lit dans les terres friables. Déjà les berges argileuses de l’Assiniboine s’élèvent assez au-dessus des eaux pour que, de mémoire d’homme, les prairies riveraines n’aient pu être submergées. À une époque relativement récente, le bassin presque entier de la Rivière Rouge et de ses tributaires formait une immense nappe d’eau dont les lacs Winnipeg, Manitoba, Winnipégous, Dauphin et autres représentent les parties les plus profondes,