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Dans les anfractuosités et sur les saillies du roc, partout où il y a une poignée de terre végétale, des sapins s’accrochent par leurs racines et allongent leurs aiguilles. En face est une voûte creusée en plein roc sous le triangle renversé, puis un tunnel cuirassé, au bout duquel fuit en droite ligne la route blanche du Locle.

L’horizon est coupé par un rideau noir de sapins. À gauche, une arche de maçonnerie ; au-dessus, une crypte naturelle en forme de tombeau suspendu ; puis deux voûtes percées dans le roc vif, la première tournante, qui bornent le précipice de ce côté comme des colonnes d’Hercule.

Un quart d’heure après nous arrivons au Locle, petite ville propre et symétrique, aux maisons ornées de perrons à rampe, aux boutiques surmontées d’enseignes françaises.

En 1303, cette vallée était encore déserte, quand un paysan de Corcelles vint s’y établir avec ses fils et fonder sa première colonie.

La voiture stationne à l’Hôtel du Grand-Frédéric. Pendant qu’on met le couvert, je fais connaissance avec un gros perroquet qui n’est plus de la première jeunesse. En entrant dans la grande salle des voyageurs, j’avais aperçu cet animal excentrique, tournant sur lui-même comme un derviche en exécutant un roulement avec sa langue. Je lui tends un doigt sur lequel il prend immédiatement position avec une confiance absolue. Il interpelle tous les arrivants en français et en allemand ; dernière originalité, ce perroquet plein d’extravagance jure comme un païen.

Nous laissons la voiture au Locle, et nous prenons le train de Neuchâtel, qui part à deux heures. On traverse la Chaux-de-Fonds, pays d’horlogerie. Jusqu’à la fin du quinzième siècle ce n’était qu’un rendez-vous de chasse. Aujourd’hui c’est un bourg de vingt mille habitants, qui a élevé une statue à son enfant illustre, Léopold Robert.

Un proverbe dit qu’il vaut mieux être le premier dans sa maison que le second à Rome, et bon bourgeois que noble de rencontre. La Chaux-de-Fonds a son orgueil de roture, et refuse de figurer sur la carte au rang des villes. Elle s’intitule modestement premier village d’Europe, comme la Tour d’Auvergne se disait premier grenadier de France.

Cinq minutes d’arrêt ; le train se remet en marche. En sortant d’un bois de sapins, on aperçoit, sous le ciel clair, une longue ligne qui coupe l’horizon et se confond avec lui. C’est le lac de Neuchâtel. Au fond du tableau, les Alpes.

La ville élégante, aux maisons blanches, s’étage en amphithéâtre dans un océan de verdure, au bord de son lac adorable qui fait miroiter sa robe d’opale. Sur la surface nacrée de vert et de rose, les rides de la brise jettent de grandes taches d’ardoise.

Il ne faut pas longtemps pour connaître Neuchâtel dans ses moindres détails. Le Château domine la ville, et l’œil embrasse à vol d’oiseau les maisons et tes clochers, le lac et ses jolis villages. Là sont centralisés les divers services de la Municipalité, du Conseil d’État et du Grand Conseil, et cet État microscopique peut être cité comme un gouvernement modèle en miniature.

À l’entrée des bâtiments, on remarque une grosse pierre usée. C’est sur ce bloc que la reine Berthe posait le pied pour monter sur sa haquenée, et on l’appelle la Pierre de la reine Berthe.

On domine un magnifique panorama du haut de la Terrasse de l’église, plantée de superbes tilleuls. En descendant, on remarque la Fontaine de la Croix du marché, représentant Guillaume Tell ou Saint-Ours.

Le Musée de peinture renferme des tableaux de maîtres, Calame, Girardet, etc., et, au premier rang, des toiles de Léopold Robert.

Dans une salle du fond, à gauche de la fenêtre, on voit, sous un encadrement, la palette de Léopold Robert, léguée en 1867 par Mlle Adèle Robert, sa sœur. La palette est carrée et couverte de couleurs desséchées. Sous le verre, on remarque encore une petite branche de sapin sèche, un nœud de crêpe reliant des immortelles jaunes, et des pinceaux usés en croix.

À côté du Musée des tableaux est le Musée Challande, spécimens d’animaux des Alpes empaillés. On visite encore une curieuse collection d’antiquités lacustres.

La Bibliothèque possède de nombreux manuscrits de Jean-Jacques Rousseau, déposés par son ami Du Peyrou, qui lui resta fidèle, et qui sont religieusement conservés.

Avant le souper, nous faisons une promenade nocturne en bateau. La lune argente le miroir liquide de sa lueur bleuâtre, le lac gonfle son flot pur avec un harmonieux soupir, et l’eau clapote en mourant sur le sable du bord. Un petit phare se découpe avec la netteté d’une ombre chinoise. Des vapeurs, amarrés près du quai, dorment comme des mastodontes à fleur d’eau. On distingue les villages espacés sur la rive. Le long de la jetée, les beaux arbres d’une avenue profilent leurs arceaux noirs. Après la sévérité des montagnes, la grâce molle des lacs plonge doucement l’esprit dans une rêverie contemplative. Ainsi la nature a ses heures de grande mélancolie.

Après avoir fait honneur à un souper bien servi, nous allons dormir dans nos chambres.

Le lendemain, en descendant à l’heure du déjeuner, je passe quelques instants à regarder des écoliers, coiffés de casquettes vertes, qui manœuvrent et font l’exercice du fusil ; puis ils mettent les armes en faisceaux, forment les rangs, et vont en classe.

En Suisse, tous les citoyens sont armés ; et malgré la placidité apparente de cette contrée, qui tient si peu de place sur la carte d’Europe, il serait peut-être imprudent à une puissante armée de venir la chercher dans ses montagnes.

C’est une remarque acquise : les peuples libres