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merveilleux répète distinctement en Suisse ce qui se dit en France. Les modulations des chants tyroliens s’envolent et reviennent plusieurs fois avec une douceur infinie. L’eau s’étrangle en étroit et court canal.


Deuxième bassin.


On entre dans le deuxième bassin, cirque régulier de rochers perpendiculaires, encadrant la surface immobile de l’eau verte et polie comme un miroir.

À droite, on a gravé la hauteur de la crue des eaux, dont les parois sillonnées gardent la trace. D’après cette échelle, en 1801, l’eau avait monté de dix pieds, et de huit pieds en 1863, au-dessus de son niveau moyen.

Partout, comme en Franche-Comté, les rochers et les pierres prennent différents aspects, qui affectent tantôt des formes humaines, tantôt des objets fantastiques, qui changent de physionomie selon le point de vue de l’observateur ou simplement par les jeux de l’ombre et de la lumière.

Dans ce bassin, le même rocher, qui se détache en vigueur sur le ciel, présente une double silhouette, figurant d’un côté la tête de Louis-Philippe, et, de l’autre, celle de Napoléon Ier.

Dans d’autres, les rocs présentent des masses d’une régularité architecturale. De loin, on croit voir des colonnes encastrées, des entablements, des façades, comme si la nature, dans ses jeux et ses caprices, dédaignait d’achever les vastes ébauches de ces monuments primitifs.


Troisième bassin.


Ce bassin, dont l’entrée est plus large, forme un beau cirque de rochers boisés au sommet comme le précédent, mais le cercle devient elliptique et s’allonge en ovale.

À gauche, une pierre colossale : la Tête de mort.


Quatrième bassin.


Encore un cirque de rochers perpendiculaires, boisés de frondaisons vertes et noires.

Du côté suisse est une vaste pelouse ondulée qui s’appelle le Pré Philibert. Au mois de juillet, les riverains, français et suisses, y dînent sur l’herbe le jour de la fête du Saut-du-Doubs, qui rappelle la fête des Loges de Saint-Germain-en-Laye.

À gauche, un rocher s’élance dans les airs, figurant la Vierge tenant sur un bras l’Enfant Jésus.

Le batelier prend position pour mettre au point de vue les deux aspects d’un énorme bloc :

À droite, ce bloc figure la tête de Calvin aux lignes rigides et sculpturales. De face, c’est une tête de lion.


Cinquième bassin.


La barque entre dans un immense quadrilatère liquide aux angles arrondis. Les rochers, de forme régulière, superposés en lignes horizontales, sont boisés de sapins.

Devant soi, on voit le bureau fédéral ; à droite et à gauche, une auberge suisse et une auberge française, des barques amarrées, des pilotis de bois. On aborde.

Pour aller au Saut-du-Doubs, on monte un sentier à gauche, sablé de gravier. Au sommet est une haute pierre levée, qui s’appelle la Chandelle de pierre. On ne sait si c’est un menhir dressé à bras d’homme, ou si cet obélisque rustique a été planté là par une fantaisie bizarre de la nature dans une de ses convulsions volcaniques.

On entend déjà le mugissement sourd et puissant de la chute. On traverse un pré. Le décor s’élargit. On aperçoit, sur la hauteur, un chalet à l’armature de planches. Le roulement de la cataracte devient plus sonore. La voilà.


La chute.


En haut, tout au bord, une pierre étroite couverte d’herbe, sorte de petit promontoire en saillie, domine la chute. Il est prudent de s’asseoir pour se défendre du vertige. À droite et à gauche, c’est l’abîme. En face, la nappe de cristal se bombe. Elle soulève, au pied du roc perpendiculaire, d’énormes tourbillons d’écume au-dessus desquels voltige la poussière d’eau, vapeur légère et fine, transparente et diamantée, où sourit toujours un arc-en-ciel.

De cette élévation, on aperçoit, en amont, le lit étroit du Doubs profondément creusé au pied des montagnes. Les sapins hérissent leurs aiguilles comme des paratonnerres, sur des masses solides de rochers convulsés, hauts de six cents pieds. L’eau court sur une pente rapide, et tourbillonne à gros bouillons d’écume de neige autour des îlots de rochers noirs, entassés pêle-mêle, qui font écluse, et semblent vouloir arrêter son cours au bord du précipice béant. Soudain, le sol lui manque ; elle plonge furieuse dans un gouffre insondable, qui se perd dans les entrailles de la terre. Rien de ce qu’il absorbe ne reparaît à la surface, et jamais il n’a rendu les débris de ses victimes englouties.

Quand les eaux sont grandes, tout disparaît sous une nappe vitreuse ; basses, la chute n’a plus qu’un filet d’eau, comme ces cascades des Alpes qui tombent à pic et vont se perdre au fond d’un abîme invisible. Par les eaux moyennes, c’est ainsi que j’ai vu le Saut-du-Doubs, la chute est coupée en haut par les îlots de rochers noirs. À gauche, ce n’est qu’un large torrent. À droite, la nappe est large et franchit un entablement régulier en retrait. Au-dessous de cette marche, la double chute se réunit.

En plongeant dans les profondeurs, elle décrit sa courbe avec une telle impétuosité qu’une pierre, lancée à la surface, rebondit comme sur une armure de cristal. Les gens du pays affirment que les truites peuvent la remonter en ligne brisée comme une écluse, mais cette opinion ne mérite pas d’être discutée.

Quand on regagne le sentier, le regard embrasse