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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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— Les mains vides ! Et la lampe ?

— Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cette tabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales. Il lui suffisait de deux gestes de plus. S’il ne les a pas accomplis, c’est qu’il ne l’a pas pu.

— Cependant, les traces relevées ?

— Comédie ! mise en scène pour détourner les soupçons !

— Les éraflures de la balustrade ?

— Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier de verre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’ai recueillis.

— Les marques laissées par les montants de l’échelle.

— De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires du bas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille. Leur forme est semblable, mais, parallèles ici ils ne le sont plus là-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin : l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse, il est de 23 centimètres. Le long de la grille, il est de 28 centimètres.

— Et vous en concluez ?

— J’en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatre trous ont été faits à l’aide d’un seul et unique bout de bois convenablement taillé.

— Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même.

— Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous la caisse d’un laurier. »

Le baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglais avait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus rien de tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même des faits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait, fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnement d’un Herlock Sholmès.

« L’accusation que vous lancez contre notre personnel est bien grave, Monsieur, dit la baronne. Nos domestiques sont d’anciens serviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de nous trahir.

— Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer que cette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le même courrier que celle que vous m’avez écrite ? »

Il tendit à la baronne la lettre que lui avait adressée Arsène Lupin.

Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.

« Arsène Lupin… comment a-t-il su ?

— Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?

— Personne, dit le baron, c’est une idée que nous avons eue l’autre soir à table.

— Devant les domestiques ?

— Il n’y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie et Henriette n’étaient plus à table, n’est-ce pas, Suzanne ? »

Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :

« En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle.

— Mademoiselle ? interrogea Sholmès.

— La gouvernante, Mlle Alice Demun.

— Cette personne ne prend donc pas ses repas avec vous ?

— Non, on la sert à part, dans sa chambre. »

Wilson eut une idée.

« La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à la poste.

— Naturellement.

— Qui donc la porta ?

— Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit le baron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.

— On ne perd jamais son temps quand on cherche, » dit Wilson sentencieusement.

La première enquête était terminée, Sholmès demanda la permission de se retirer.

Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, les deux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et de six ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du baron et de sa femme d’un air si rébarbatif qu’ils se résolurent au silence. On servit le café. Shomès avala le contenu de sa tasse et se leva.

À ce moment, un domestique entra, qui apportait un message téléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut :

« Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenus par vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suis confondu.

« Arsène Lupin. »

Il eut un geste d’agacement, et montrant la dépêche au baron : « Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeux et des oreilles ?

— Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle, abasourdi.

— Moi non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas un mouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot ne se prononce qu’il ne l’entende.

Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’un homme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne que de s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves le visitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait à l’arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuite était si nette qu’il se réveilla.