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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

changeant ! Il est grand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Je ne le reconnais toujours pas. »

Ganimard et Sholmès se regardèrent.

« C’est lui, murmura l’inspecteur, c’est bien lui. »

Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de trouble qui se traduisit par un bâillement et par une crispation de ses deux poings.

Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinte au cœur.

« Attention, dit le concierge, voici la jeune fille. »

Mademoiselle, en effet, apparaissait au seuil de la porte et traversait la place.

« Et voici M. Bresson.

M. Bresson ? Lequel ?

— Celui qui porte un paquet sous le bras.

— Mais il ne s’occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seule sa voiture.

— Ah ! ça, je ne les ai jamais vus ensemble. »

Les deux policiers s’étaient levés précipitamment. À la lueur des réverbères, ils reconnurent la silhouette de Lupin, qui s’éloignait dans une direction opposée à la place.

« Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard.

— Lui, parbleu ! c’est le gros gibier.

— Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard.

— Non, non, dit vivement l’Anglais, qui ne voulait rien dévoiler de l’affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… Ne me quittez pas. »

À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et des kiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite facile d’ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement, avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’il fallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir. Ganimard dit :

« Il fait semblant de boiter. »

Et il reprit :

« Ah ! si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents et sauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre. »

Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, les fortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindre secours.

« Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert. »

C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoir et s’avança selon la ligne des arbres.

Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment où Lupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurent Lupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelques secondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes. Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrent contre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avait plus de paquet.

Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’une encoignure de maison et se glissa entre les arbres.

Sholmès dit à voix basse :

« Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.

— Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant. »

La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cet individu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la porte des Ternes, et rentra dans la maison de la place Saint-Ferdinand. Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.

« Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

— Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verrou de sa porte.

— Il n’y a personne avec lui ?…

— Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.

— Il n’existe pas d’escalier de service ?

— Non. »

Ganimard dit à Sholmès :

« Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin, tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rue Demours. Je vais vous donner le mot. »

Sholmès objecta :

« Et s’il s’échappe pendant ce temps.

— Puisque je reste !…

— Un contre un, la lutte est inégale avec lui.

— Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas le droit, la nuit surtout. »

Sholmès haussa les épaules.

« Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas sur les conditions de l’arrestation… D’ailleurs, quoi ! il s’agit tout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera. »

Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche du palier. Ganimard sonna.

Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.

— Entrons, murmura Sholmès.

— Oui, allons-y. »

Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme des gens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ils redoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossible qu’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloison fragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ils le connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettre qu’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille fois non, il