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LA MACHINE A COURAGE

avoir du secours. Les Américaines en général ne savent rien du corps. Pour Margaret qui a l’esprit le plus aigu, l’organisme est quelque chose d’aussi simple qu’un sac où l’on peut entasser tous les bonbons qui sont sur la table.

Il n’y avait pas de garde libre à la clinique. On téléphona dans Paris.

Pour moi tout devenait immense et capital. L’énergie inemployée ― celle de toutes les morts partielles ― centuplait ce qui vivait encore. Je parcourais à toute vitesse des mondes neufs. La chaufferie de mon imagination oscillait entre 0 ou des chiffres fous. À zéro il paraît que je soupirais « Je ne peux plus ». Mais dans les autres moments je songeais violemment que la maladie est un phénomène singulier : un regard sans distance, une tête sans mesure.

On introduisit quelqu’un, une voix dit « Voilà votre garde, Madame ». Une personne habillée de toile bleue. Des mains rouges qui tenaient une ampoule et une seringue. Un des doigts emmailloté de blanc devint grand comme un bâton d’agent de police. Ses yeux qui divergeaient se mirent l’un sur l’autre, n’en firent plus qu’un énorme. De longues dents se montrèrent dans un sourire bête… Cadichon… La piqure lente me tortura. J’eus la force de protester furieusement :

« ― Une Danoise », gémit l’infirmière-chef attirée par mes cris, « une Danoise qui a tous ses brevets. »

« ― Non, c’est un âne des Batignolles… je n’en veux pas. »

On téléphona en vain. C’était la grande saison de la maladie. Je dus supporter l’âne cyclope pendant deux jours.


Mon docteur, Maurice Delort, cet homme intrépide qui agit avec la mort comme s’il n’y croyait pas, me disait à chaque visite :

« ― Je ne peux rien sans vous, on ne peut rien pour le malade qui s’abandonne. J’ai besoin de vous, ne nous lâchez pas. »

Sur son ordre je surgis du fatalisme de la première heure. Il avait sûrement raison. Et les événements me servirent en me donnant des préoccupations que la fièvre exagérait. L’intérêt passionné peut retenir la vie dans le réseau des nerfs ― telle