Aller au contenu

Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

fondeurs mêmes du vieux canal qui les divisait, cet homme était là. Comment ne pas le célébrer ? Il apportait dans son élan magnifique la vie et l’ardeur inépuisable de la France. Il était le héros et l’annonciateur du plus mystérieux avenir.

Une immense acclamation monta vers l’estrade où il se tenait. La foule arriva jusqu’à lui. On lui prit les mains. On l’embrassa. On le supplia de dire des paroles qui seraient entendues de tous et devinées par tous. Et Simon, courbé sur ces gens dont le délire se mêlait à son exaltation, balbutia quelques mots à la gloire des deux peuples.

L’enthousiasme se déchaîna avec une telle violence que Simon fut bousculé, emporté, lancé dans la foule, et perdu parmi ceux-là même qui le cherchaient. Il n’avait plus d’autre idée que d’entrer dans le premier hôtel venu et de se jeter sur un lit. Une main saisit la sienne, et une voix lui dit :

« Suivez-moi, je vais vous conduire.

Il reconnut la jeune femme qu’il avait délivrée de ses liens. Elle aussi avait une figure transformée par l’émotion :

« C’est beau, ce que vous avez fait, dit-elle… Je ne pense pas qu’aucun autre homme eût pu faire cela… Vous êtes au-dessus de tous les hommes… »

Un remous les sépara brutalement l’un de l’autre, bien que la main de l’étrangère se cramponnât à la sienne. Il tomba parmi des chaises renversées, se releva, et enfin, à bout de forces, il approchait d’une sortie, quand soudain il se redressa. Ses jambes retrouvèrent une vigueur nouvelle. Lord Bakefield et Isabel se trouvaient en face de lui.

Vivement Isabel lui tendit la main.

« Nous étions là, Simon. Nous vous avons vu. Je suis fière de vous, Simon. »

Il était confondu de surprise.

« Isabel ! est-il possible que ce soit vous ? »

Elle sourit, heureuse de le voir troublé devant elle :

« Très possible, Simon, et même tout naturel, puisque nous habitons à Battle, à un mille d’ici. La catastrophe a épargné le château, mais nous sommes venus à Hastings au secours des malheureux, et c’est ainsi que nous avons appris votre arrivée… votre triomphe, Simon. »

Lord Bakefield ne bougeait pas. Il affectait de regarder d’un autre côté. Simon lui dit :

« Puis-je croire, lord Bakefield, que vous considérez cette journée comme une première étape vers le but que je poursuis ? »

Le vieux gentleman, tout raidi d’orgueil et de rancune, ne répliqua point.

« Évidemment, reprit Simon, je n’ai pas conquis l’Angleterre. Mais, tout de même, il y a là un enchaînement de circonstances favorables pour moi qui me permettent tout au moins de vous demander si la première des conditions posées par vous se trouve réalisée. »

Cette fois, lord Bakefield parut se décider. Mais, au moment où il allait répondre — et son visage n’indiquait pas beaucoup de bienveillance — Isabel s’interposa :

« Ne questionnez pas mon père, Simon. Il apprécie à sa juste valeur l’admirable chose que vous avez accomplie. Mais nous l’avons offensé trop gravement, vous et moi, pour qu’il puisse vous pardonner encore. Laissons le temps effacer ce mauvais souvenir.

— Le temps… le temps… dit Simon en riant. C’est que je n’ai plus qu’une douzaine de jours pour triompher de toutes les épreuves imposées. Après la conquête de l’Angleterre, j’ai à conquérir les lauriers d’Hercule ou de Don Quichotte.

— Eh bien, dit-elle, dépêchez-vous d’aller vous mettre au lit. C’est ce que vous avez de mieux à faire pour le moment… »

Et elle entraîna lord Bakefield.

VII

ŒIL-DE-LYNX

« Qu’en dis-tu, mon garçon ? L’avais-je annoncé, l’événement ? Lis ma brochure sur La Manche en l’an 2000, et tu verras. Et puis, rappelle-toi, l’autre matin, à la gare maritime de Newhaven, hein, tout ce que je t’ai prédit ?… Et voilà, les deux pays sont soudés l’un à l’autre comme autrefois à l’époque éocène. »

Réveillé en sursaut par le père Calcaire, Simon, les yeux gros de sommeil, regardait, sans trop comprendre, la chambre d’hôtel où il avait dormi, son vieux professeur qui s’y promenait, et un autre individu assis dans l’ombre et qui devait être un ami du père Calcaire.

« Ah ! çà, mais, murmura Simon, quelle heure est-il donc ?

— Sept heures du soir, mon petit.

— Hein, quoi ? Sept heures ! Depuis la réunion d’hier soir au casino, je dors ?

— Et comment ! Moi, je vagabondais aux environs, ce matin, quand j’ai appris ton aventure. Simon Dubosc ? Mais je connais ça. J’accours. Je frappe. J’entre. Rien ne te réveille. Je m’en vais, je reviens, et ainsi de suite jusqu’à ce que je prenne le parti de m’installer à ton chevet et d’attendre. »

Simon sauta du lit. Des vêtements neufs et du linge avaient été déposés dans la salle de bains, et il aperçut, accroché au mur, son veston, celui-là même dont, la veille, il avait recouvert les épaules nues de la jeune femme délivrée par lui.

« Qui est-ce qui m’a apporté cela ? dit-il.

— Quoi, cela ? » fit le père Calcaire.

Simon se tourna vers lui :