Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Or, le chef des Parfaits fit un pas et tendit
Le bras vers le captif, et voici ce qu’il dit :

— Frères, voyez ce moine ! Il a la face humaine,
Mais son cœur est d’un loup, chaud de rage et de haine.
Il est jeune, et plus vieux de crimes qu’un démon.
Celui qui l’a pétri de son plus noir limon
Pour être dans la main de la Prostituée
Une bête de proie au meurtre habituée,
Et pour que, de l’aurore à la nuit, elle fût
Toujours soûle de sang et toujours à l’affût,
Fit du rêve hideux qui hantait sa cervelle
Un blasphème vivant de la Bonne Nouvelle.
Frères ! Notre Provence, ainsi qu’aux anciens temps,
Souriait au soleil des étés éclatants ;
Sur les coteaux, le long des fleuves, dans les plaines,
Les moissons mûrissaient, les granges étaient pleines,
Et les riches cités, orgueil de nos aïeux,
Florissaient dans la paix, sous la beauté des cieux ;
Et nous coulions, heureux, nos jours et nos années,
Et nos âmes vers Dieu montaient illuminées,
Vierges du souffle impur de la grande Babel
Par qui saigne Jésus comme autrefois Abel,
Et qui, dans sa fureur imbécile et féroce,
Étrangle avec l’étole, assomme avec la crosse,
Ou, pareille au César des siècles inhumains,
De flambeaux de chair vive éclaire ses chemins !
Mais nos félicités, hélas ! sont non moins brèves
Que les illusions rapides de nos rêves,