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LE CORBEAU.

Calme, heureux, sans regrets, et ne reconnaissant
Ces spectres qu’a l’odeur de la chair et du sang.
Je vivais ! Tout mourait par les cieux et les mondes ;
Je vivais, promenant mes courses vagabondes
Des cimes du Caucase aux cèdres du Carmel,
De l’univers mobile habitant éternel,
Et du banquet immense immuable convive,
Me disant : si tout meurt, c’est afin que je vive !
Et je vivais ! Ah ! ah ! Seigneur Sérapion,
En ces beaux siècles, sauf votre permission,
Si pleins d’écroulements et de clameurs de guerre,
Dans ma félicité je ne prévoyais guère
Qu’il viendrait un jour sombre où le mauvais destin
Me frapperait au seuil de mon meilleur festin,
Et que je traînerais, plus de trois cents années,
Au sentier de la faim mes ailes décharnées.
Maudit soit ce jour-là parmi les jours passés
Et futurs, où m’ont pris ces désirs insensés !
Maudit soit-il, de l’aube au soir, dans sa lumière
Et son ombre, dans sa chaleur et sa poussière,
Et dans tous les vivants qui virent son éveil
Et le lugubre éclat de son morne soleil
Et sa fin ! Oui, maudit soit-il, et qu’il n’en reste
Qu’un souvenir plus sombre encore et plus funeste,
Qui soit, ainsi que lui, septante fois maudit ! —

Le Corbeau, hérissant ses plumes, ayant dit
Cet anathème avec beaucoup de violence,
Garda quelques instants un sinistre silence,