Page:Lectures romanesques, No 126, 1907.djvu/12

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même, il se vit si gueux avec sa grande colichemarde, si râpé, si minable et si déchiré, qu’il se mordit les lèvres de dépit, et, pour échapper à la fascination du trésor, se mit à examiner Jeanne d’Albret.

La reine de Navarre était alors une femme de quarante-deux ans. Elle portait encore le deuil de son mari, Antoine de Bourbon, mort en 1562, bien qu’elle n’eût jamais bien sérieusement regretté cet homme faible, indécis, ballotté par les partis et qui n’avait su en prendre qu’un seul : celui de mourir à temps et de laisser le champ libre à l’esprit viril, audacieux et entreprenant de Jeanne d’Albret. Elle avait des yeux gris, avec un regard puissant qui pénétrait jusqu’à l’âme. Sa voix provoquait les enthousiasmes. Sa bouche avait un pli sévère ; et, au premier abord, cette femme paraissait glaciale. Mais quand la passion l’animait, elle se transformait. Il ne lui a fallu, pour devenir l’héroïne guerrière accomplie, la Jeanne d’Arc du protestantisme, qu’une occasion réelle de déployer ses qualités, et il ne lui a manqué que de ne pas être arrêtée en route. Elle était de fière allure, avec un air de souveraine dignité. Elle devait ressembler à la mère des Gracques. L’histoire qui n’étudie guère que le geste extérieur ne lui a pas assigné la grande place à laquelle elle avait droit. Le romancier, à qui il est permis de scruter l’âme sous les plis sculpturaux de la statue, de chercher à pénétrer les mobiles sous les actes publics, s’incline et admire. Nous avons, avec Jeanne de Piennes, présenté un type de mère. Avec Catherine de Médicis, nous allons nous heurter à une autre figure de mère. Et c’est encore une mère que nous trouvons dans Jeanne d’Albret. Nous parlions de la passion qui parfois la transfigurait. Or, Jeanne d’Albret n’avait qu’une passion : son fils. C’est pour son fils que, femme simple, éprise de la vie patriarcale du Béarn, elle s’était jetée à corps perdu dans la vie des camps. C’est pour son fils qu’elle avait abandonné sa quenouille et ses livres pour enflammer de vieux généraux. C’est pour son fils qu’elle était courageuse, stoïque jusqu’à braver la mort en face. C’est pour son fils, pour payer l’armée de son fils, qu’elle avait une première fois vendu la moitié de ses bijoux et qu’elle vendait ce jour-là ce qui lui restait de son ancienne et royale opulence.

Pardaillan avait tressailli.

Le juif avait souri.

Elle seule demeura impassible.

Cependant, Isaac Ruben venait de trier les pierres et les avait rangées par catégories et, dans chaque catégorie, par ordre de mérite. Il les examina, le sourcil froncé, le front plissé par l’effort du calcul. Sans les toucher, sans les peser, sans en examiner les défauts, il demeura en méditation cinq minutes.

« Le travail de l’estimation va commencer, pensa Pardaillan ; nous en avons pour trois ou quatre heures. »

— Madame, dit brusquement le Juif en levant la tête, il y a là pour cent cinquante mille écus de pierres.

— C’est exact, dit Jeanne d’Albret.

— Je vous offre cent quarante-cinq mille écus. Le reste représente mon bénéfice et mes risques.

— J’accepte.

— Comment voulez-vous que je vous paie ?

— Comme la dernière fois.

— En une lettre à l’un de mes correspondants ?

— Oui. Seulement, ce n’est pas à votre correspondant de Bordeaux que je veux avoir à faire.

— Choisissez, madame. J’ai des correspondants partout. Le nom de la ville ?

— Saintes.

Sans plus rien dire, le Juif se mit à écrire quelques lignes, les signa, déposa un cachet spécial sur le parchemin, relut soigneusement cette sorte de lettre de change, et la tendit à Jeanne d’Albret qui, l’ayant lue, la cacha dans son sein.

Isaac Ruben se leva en disant :

— Je demeure à vos ordres, madame, pour toute opération de ce genre.

La reine de Navarre tressaillit, et un soupir vite réprimé gonfla son sein : ce qu’elle venait de vendre, c’étaient ses derniers bijoux ; il ne lui restait plus rien !…

Faisant de la main un signe d’adieu au marchand, elle se retira suivie d’Alice.

Pardaillan les suivit, émerveillé, stupéfait, grisé, ne sachant lequel il devait le plus admirer : ou de la science du juif qui venait, sans contrôle préalable, de donner une aussi grosse somme d’or, avec la certitude de ne pas se tromper ; ou de la confiance de la reine de Navarre qui partait sans même jeter un regard à ces étincelantes pierreries, n’emportant qu’un simple parchemin avec une signature et un cachet !



Note




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