Page:Lectures romanesques, No 129, 1907.djvu/12

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Ne pouvait-il avoir affaire dans cette maison ? Il y a peut-être un marchand de bilboquets là-dedans ?… »

Mais aussitôt, par un revirement bien naturel chez lui, Pardaillan, après s’être libéralement gratifié d’injures variées, songea que ce n’était guère l’heure pour aller acheter des bilboquets, et que, sûrement, les gentilshommes avaient de mauvais desseins.

Cependant, il persista à trouver incongrue son intervention. Il constata avec amertume qu’une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux vœux sacrés de son père, il prenait justement le contrepied de ses sages conseils, que, pourtant il se jurait chaque matin d’observer religieusement.

Le chevalier de Pardaillan était loin d’être un sot. Et il n’était naïf que lorsqu’il lui convenait de l’être.

Il appartenait à une époque toute de violence, de fièvre, de sang, où d’effroyables passions soulevaient les masses populaires comme enivrées par un subtil poison, où la vie humaine comptait pour peu de chose, où la morale, dans le sens que nous accordons à ce mot, était inconnue, où chacun attaquait et se défendait comme il pouvait…

Il n’y avait donc chez lui, comme on pourrait l’imaginer, aucune comédie sentimentale jouée vis-à-vis de lui-même. C’était avec sincérité qu’il tenait pour excellents les avis de son père, et avec non moins de sincérité qu’il se jurait de les suivre, et qu’il s’invectivait quand il avait généreusement désobéi.

Cette générosité d’âme qui le faisait supérieur à ses contemporains, il ne la sentait pas.

Il attribuait plutôt ses interventions héroïques à une sorte de manie qu’il aurait eue de tirer l’épée, par plaisir.

Ce petit bout de psychologie était nécessaire pour camper ce personnage dans sa véritable attitude.

Quant à sa dernière algarade, il dut convenir qu’aucune probabilité ne l’excusait. Il ne pouvait admettre que le duc d’Anjou, le plus grand personnage du royaume immédiatement après le roi, eût distingué une pauvre petite ouvrière obscure et sans nom.

Finalement, il eut ce haussement d’épaules qui lui était familier et qui signifiait :

— Allons ! le vin est tiré, il faudra bien le boire ! Et au surplus, nous verrons bien !

En attendant, il se promit d’être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré-aux-Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron.

« J’ai servi de mon mieux l’un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l’autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré-aux-Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d’Anjou ne manquera pas d’aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille. »

Content d’avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse.

En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu’il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure.

Sans bouger de la place où il s’était immobilisé, il avait vu l’intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d’Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l’auberge de la Devinière.

Lorsqu’il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d’observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d’Anjou avait voulu pénétrer.

Alors la question se posa de nouveau en lui :

« Quelle est cette Jeanne ? Quelle est cette Loïse ?… Elles ! c’est certain ! Coïncidence pour un nom, passe ! Mais coïncidence pour les deux noms ! Est-ce possible ? Non, non ! ce sont elles !… C’est elle qui est là !… Oh ! il faut que je le sache, que je m’en assure !… Je reviendrai au jour… Oui, mais si, d’ici là, elle disparaît ?… Non, il faut que je demeure ici jusqu’à ce que je sache !… »

Ses yeux levés interrogeaient, fouillaient, scrutaient fiévreusement le visage muet de la maison.

Des pensées tumultueuses se déchaînaient en lui.

Cette âme violente, cet esprit sombre eurent cette nuit-là leur veillée du crime.

Pensée d’amour, sursaut de la passion mal éteinte par le temps, projets de haine contre son frère, tous ces éléments se heurtaient, comme se heurtent les nuées d’orage accourues de tous les coins de l’horizon, et de leur choc formidable sortait le coup de tonnerre, jaillissait l’éclair livide d’une pensée de crime.

La nuit s’écoula.

Le jour se leva.

Peu à peu, les boutiques s’ouvrirent ; la rue s’anima ; les marchands ambulants passèrent et virent avec étonnement cet homme pâle qui tenait ses yeux fixés sur