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ALBUM DE LA MINERVE.

porte, j’ai le cœur trop plein de componction pour me venger à présent, mais partie remise n’est pas perdue…

Il continua en s’adressant à Pétrini.

— Une petite austérité que j’aimerais à m’infliger serait celle de demeurer chez vous quand vous seriez marié — à titre d’intendant, d’ami, ou même de précepteur de vos futurs enfants.

La maison qu’habite le tuteur, et qu’il appelle par parenthèse son château de Mont-Rouge, est une habitation qui me plairait assez. Le bonhomme n’a pas d’autre parent que sa sœur et sa pupille. Au premier jour ces gens-là peuvent mourir ; la vieillesse est si pleine d’accidents.

— Pendard ! murmura le père Chagru, empoisonneur ! je les préviendrai.

Gilles se contenta de lui jeter au fond des yeux un de ces regards qui arrêtent la pensée. Chagru ferma ses paupières comme sous le coup d’une décharge électrique.

— Le tuteur, continua Gilles, aura fait son testament en faveur de la petite qui restera propriétaire d’une fortune magnifique conjointement avec vous, beau Pétrini.

Quant au père Chagru, il se charge pour le moment d’appuyer auprès du bonhomme tout ce qu’il vous plaira de dire pour nous faire une position. Il se gardera bien surtout d’oublier que c’est lui qui vous a élevé ; et qu’à votre arrivée en ce pays, il vous a trouvé porteur de papiers soigneusement enveloppés qui vous font descendre de quelque marquis italien ; s’il faut produire ces papiers, je me charge de les trouver…

— Tonnerre ! je ne ferai pas ça, cria le père Chagru qui avait écouté en frémissant, Dénoncez-moi, si vous voulez, mais je ne veux pas être de vos mauvais coups. Je prendrais un bâtiment anglais ; ça, c’est pas volé, c’est de la guerre ; mais je ne veux pas voler et assassiner des honnêtes gens. Vous ferez ça tout seul. Bon jour !

Il se leva en colère, le brave homme, et s’élança vers la porte. D’un bond, Gilles fut près de lui et lui mit la main sur l’épaule. — Asseyez-vous, lui dit-il froidement, en le regardant dans les yeux.

Le bonhomme fléchit comme pour éviter un attouchement venimeux.

— Asseyez-vous, tonna Gilles, et ses yeux dardèrent deux rayons horribles sur la figure de Chagru.

Celui-ci obéit, et se laissa tomber sur sa chaise en cachant sa figure entre ses mains.

On l’entendit sangloter, ce pauvre vieillard à tête grise.

Giacomo Pétrini avait tout écouté, tout suivi d’un air de profonde indifférence ; pas un des muscles de sa figure n’avait bronché.

Quant à Gilles, son visage, un instant décomposé par une surexcitation violente, avait repris tout aussitôt sa placidité habituelle.

Il est inutile de tout faire et tout dire aujourd’hui, poursuivit-il en s’adressant à Giacomo. Ce que vous connaissez de mon plan vous suffit pour voir s’il vous va. Si oui, nous nous entendrons bien sur les détails ; si non, mettons que je n’ai rien dit ; mais vous ne retrouverez peut-être pas de toute votre vie une occasion pareille.

Pétrini inclina son front, et se prit à réfléchir. Au bout de quelques instants, il releva la tête.

— C’est entendu, dit-il ; je ne vous offre ni ne vous demande de garanties. Nous nous connaissons trop tous les deux pour nous arrêter à ces choses-là. Agissez à votre guise. Quand il sera temps que j’entre en scène, vous n’aurez qu’à m’avertir ; je serai prêt.

— Il y a un petit détail, dit Gilles, qui n’est peut-être pas grand’chose pour vous, mais qui est beaucoup pour moi.

Vous comprenez que je ne puis pas me présenter décemment avec le costume que voici ; et je n’ai pas un sou pour faire les premiers frais.

Pétrini avait déjà mis la main dans son gousset.

— C’est bon, dit-il, combien vous faut-il ?

— Avec cinquante piastres, je puis commencer…

— Les voici ; et Pétrini sortit d’un tiroir secret cinq rouleaux qu’il remit à Gilles Peyron.

Celui-ci les fit disparaître immédiatement au fond de son vaste gousset, dans la crainte d’un second mouvement chez l’Italien.

— Holà ! cria-t-il au père Chagru, en route ; il est près de quatre heures, et nous avons beaucoup à faire.

Au revoir mon châtelain, dit-il en saluant Pétrini ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Il sortit prestement, suivi de Chagru qui était retombé dans un mutisme et un abattement profonds.

Ils se dirigèrent du côté de la rue St. Paul. En route, Gilles ruminait son plan et réunissait les fils de son intrigue.

Nous verrons par la suite ce qui sortit de ses combinaisons.

Arrivé près de la Douane, il s’arrêta.

— Père, dit-il, j’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas de la ville avant que je vous revoie. Voici pour payer vos dépenses.

Il glissa dans la poche de son compagnon, un des rouleaux que Pétrini lui avait donnés.

Au revoir, et portez-vous bien ; j’ai mes affaires,