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ALBUM DE LA MINERVE.

qu’elle mourrait. Enfin elle revint à la vie, mais ses cheveux noirs auparavant étaient devenus tous blancs. Depuis ce jour elle était restée assise dans ce coin et n’avait pas cessée de pleurer.

Voilà ce que la femme belge me raconta dans un jargon que je comprenais à peine.

Le bâtiment devait arriver à Québec dans quarante-huit heures.

Pendant ce temps je tâchai de me rendre aussi utile que possible et d’aider cette pauvre femme, qui m’avait l’air de s’en aller tout doucement.

Rendus à Québec, je la fis conduire à l’Hôpital. Il était temps. Pendant deux mois elle fut en danger ; mais à la fin elle se rétablit.

J’avais eu occasion de lui rendre beaucoup de petits services pendant sa maladie, surtout vis-à-vis de son enfant ; elle prit confiance en moi et j’appris d’elle, les détails suivants, qu’elle me racontait les larmes aux yeux.

Fille d’un riche banquier de New-York, me dit-elle, je me suis mariée secrètement il y a une dizaine d’années avec un canadien du nom de Pierre Labru. Redoutant la colère de mon père, nous sommes immédiatement passés en Europe.

Pendant trois ans nous eûmes une existence assez heureuse ; mais, au bout de ce temps, l’argent étant venue à manquer, Labru s’embarqua un jour pour l’Amérique me laissant à Liverpool, avec mes deux enfants et une somme de quelque chelins seulement.

Mon premier mouvement fut un violent désespoir. Mais en devenant plus calme, je reconnus, dans ce malheur, la main de la Providence qui me châtiait de ma faute. Je m’armai de courage et je résolus de me racheter en me dévouant à mes enfants. J’écrivis plusieurs fois à mon père, mais mes lettres restèrent sans réponses.

Pendant longtemps je travaillai pour gagner leur vie et la mienne, et je mis même quelqu’argent de côté. Mais à la fin, mes forces commençant à s’épuiser, je me décidai à repasser en Amérique et à venir dans ce pays pour tâcher d’y trouver mon mari, ou quelque membre de sa famille qui m’en donnerait des nouvelles.

Je m’embarquai avec mes deux enfants à Liverpool à bord du navire où vous m’avez rencontrée. Vous savez le reste.

— Mais, lui demandai-je, n’avez-vous aucune indication qui puisse vous aider à retrouver votre mari ?

— Aucune, dit-elle : cependant avant de partir, il m’avoua que Pierre Labru n’était pas son nom véritable, mais il ne voulut pas me dire l’autre.

Je me fis faire par cette femme une description de son mari, et depuis ce temps-là, mon idée fixe a été de le retrouver. Quant à elle, aussitôt qu’elle a été rétablie, je l’ai placée à Portneuf, ma paroisse natale, où elle tient une école qui l’aide un peu à vivre.

J’ai abandonné la mer à jamais et je suis entré ici. On vous a probablement dit que je suis avare ; mais je puis bien vous avouer cela, à vous. Depuis que je suis dans cette ferme tous mes gages ont servi à aider cette malheureuse et à faire la recherche de son mari. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis attaché à cette pauvre abandonnée et surtout à son enfant qui est maintenant presqu’un homme.

Il est commis dans un magasin de la ville et gagne déjà presque assez pour vivre.

Il y a longtemps que je cherche, mais je ne me décourage pas, et quelque chose me dit que je réussirai.

— Vous êtes un honnête cœur, dit Chagru en lui tendant la main. Courage ! Je ne sais pas pourquoi, moi non plus ; mais quelque chose me dit aussi, que je pourrai vous aider dans cette entreprise, et que nous la mènerons à bonne fin.

À ce moment, l’arrivée de l’autre garçon de ferme interrompit leur entretien. Ils se retirèrent tranquillement tous les trois, et cinq minutes après le père Chagru rêvait qu’il capturait son bâtiment anglais et qu’il faisait pendre le capitaine, sous la figure de Gilles Perron à la pointe de la grande vergue.